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Débats

La ruralité est-elle archaïque ?

La ruralité est-elle archaïque, ou ringarde, à l’heure de la mondialisation et de la métropolisation ? Tout l’arsenal de réformes et de lois qui se mettent en place peu à peu, souvent au forceps, tendent à accréditer cette idée. La crise économique a bon dos pour (dés)intégrer les petites collectivités sous le rouleau compresseur de la finance mondiale.

Métropoliser, c’est concentrer la vie économique, certes, mais en même temps l’existence collective humaine en général, dans les grands centres, ou les centres-bourgs. Pour les urbains, l’alibi de ce que l’on veut imposer comme un progrès de civilisation est… la rentabilité, les soi-disant économies d’échelle. Le formatage des esprits par cette doxa de notre arrogante modernité s’incruste par le moyen des étouffantes nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Résultat des courses : élus du terrain communal, citoyens de base, sont de plus en plus éloignés de la compréhension de cette complexification de notre vie démocratique et ne croient plus à notre vivre-ensemble. Les grands flux du commerce mondial irriguent ces grandes concentrations humaines que sont les métropoles, abandonnant à la désertification tout le reste du territoire. Si les métropoles assurent 2 % de croissance annuelle du PIB, et si d’autre part celle de la France stagne, on devine où est le différentiel : c’est dans le vaste espace rural et périphérique qu’il se trouve, plus ou moins en dessous de zéro selon les zones.

Densifier les centres-villes, désertifier le rural

Ainsi en va-t-il de la loi d’Accès au logement et un urbanisme rénové, dite loi ALUR ou loi Duflot, dont les trois objectifs sont de protéger les espaces agricoles et forestiers, d’encourager l’intercommunalité et de « densifier » l’habitat. Le transfert de la compétence urbanisme des communes aux établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) est obligatoire et sera effectif le 26 mars 2017. Dernier point, l’instruction des permis de construire ne sera plus assurée par les services de l’État pour les EPCI de plus de 10 000 habitants. Si la raison écologique, l’économie d’espace, la limitation des coûts de déplacements, sont compréhensibles, derrière le prétexte économique apparaît le fantasme qu’il n’y a plus de civilisation et de modes de vie convenables qu’urbains. Tous ces objectifs ne sont pas aussi louables les uns que les autres car, mis à part le premier, ils cachent mal l’orientation générale de concentration et d’absorption progressive par les intercommunalités des communes ; intention que ces dernières jugeront maligne, la complexité de la procédure la rendant opaque à l’humble citoyen de base ou au modeste élu rural. On leur fait croire à des économies d’échelle non avérées, ou seulement pour les besoins de leur cause. Difficile à expliquer et donc à contrecarrer, cette évolution souterraine est donc une arme pour une technocratie hors-sol qui légifère depuis Paris sans connaître le « pays réel ». La fin justifie les moyens, comme toujours. Mais, ainsi qu’en psychanalyse, le diable se cache dans les détails comme un refoulé qui se manifeste malgré lui : la recentralisation serait le nouveau non-dit, la solution magique à nos difficultés nationales. Ce faisant, on trompe le quidam en simplifiant la réalité, à défaut de la rationaliser. Ainsi, l’hyperurbanisation, responsable de la suppression d’un département agricole tous les sept ans, concerne avant tout la périphérie des villes.

Ce mauvais scénario de développement à double vitesse ne brime pas seulement la France dite rurale stricto sensu, mais toute la « France périphérique » selon l’expression du géographe Christophe Guilluy (2014). La France périphérique regrouperait environ 60 % de la population française, c’est-à-dire tous les territoires à la périphérie des métropoles, en milieu urbain élargi. Dans le processus inquiétant en cours entériné par nos élites, droite et gauche confondues, on peut craindre qu’une machine folle ne soit à l’œuvre, d’une manière plus occulte que visible, avec des minorités discriminées, et des grands élus contournant le fonctionnement démocratique pour se constituer en oligarchies éloignées du peuple. Dès lors, une question de civilisation mérite d’être posée : la société française aurait-elle abdiqué toute volonté de maîtrise de son destin ? Ses idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité sont-ils encore des valeurs fondatrices de notre République et de notre société ? Mais qui n’entend le son de la plainte et le son de la résistance des laissés-pour-compte au fond des bois ?

Sauvegarder un équilibre territorial

Ne serait-il pas plus sage de sauvegarder un équilibre des territoires entre les métropoles et le « périphérique », l’hyper-urbain et l’hyper-rural, au nom de la solidarité nationale et de l’intérêt général bien compris ? C’est ce scénario alternatif que soutiennent les 90 % de maires, ruraux, qui se sentent de plus en plus déclassés, menacés par le scénario centralisateur, trente ans après une heureuse « décentralisation ». Le transfert mécanique des compétences et très certainement des finances, jusqu’à l’étranglement des communes, va entraîner leur absorption dans des intercommunalités à identités floues. La crise économique a décidément bon dos pour tout pouvoir. Pourtant, lors des États-généraux de la démocratie territoriale d’octobre 2012, le Président de la République avait bien précisé que les « territoires ne sont pas une charge mais un atout pour réussir le redressement ». Nombre de grands élus entonnent la même complainte de la ruralité à défendre, avec force larmes de crocodile et, sitôt quittée leur estrade, agissent à l’inverse. Nombreux sont ceux qui, à la tête des intercommunalités, ne souhaitent qu’élargir leur champ de compétences pour englober toutes les petites communes. Les maires ruraux trouvent un peu fort qu’on parle à leur place, mais on ne leur donne pas souvent la parole.

Pour les maires ruraux, la réforme territoriale annoncée n’est rien d’autre que l’acceptation du renoncement politique en matière d’aménagement du territoire, de péréquation financière – en un mot, d’égalité des territoires. Ils peuvent démontrer, chiffres à l’appui, que ce ne sont pas les communes de moins de 500 habitants qui grèvent les dépenses publiques : elles peuvent se targuer que, chez elles, il y a un employé pour 166 habitants, tandis que dans les villes de plus de 50 000 habitants, il y en a un pour 53 habitants. Leurs dépenses de personnel s’élèvent à 184 € par habitant, alors qu’elles culminent à 779 € dans les villes de plus de 50 000 habitants. Et ce ne sont pas leurs élus, dont les émoluments confinent plus au bénévolat qu’à la carrière des professionnels de la politique, à qui l’on pourrait reprocher une certaine gabegie. Les communes rurales représentent 90 % des communes de France et comptent 19 % des fonctionnaires communaux du pays pour 33 % de la population.

Pourtant, les territoires ruraux ont des atouts à faire valoir, en tant qu’espaces économiques y compris, à condition sans nul doute que les voies de communication existent pour faciliter les échanges. Il est vrai aussi que les zones économiques regroupant un réseau d’entreprises permettent de mutualiser certains de leurs services. Nonobstant, ces territoires ont besoin surtout de conserver leurs services publics ; ils refusent de devenir des déserts médicaux ou humains tout court. Le chantier est immense et doit être approfondi, en considérant le rural autant que l’urbain. La majorité d’entre eux sont en expansion démographique grâce à l’arrivée, en particulier, de nouveaux ruraux (les rurbains). Les communes de moins de 3 500 habitants ont vu leur population passer en 30 ans de 18 millions à plus de 22 millions d’habitants, sachant que 33 % des habitants vivent à la campagne dans les 91 % du territoire national.

Atout du rural : le « nouveau village »

Le nouveau « village » provençal de Cadenet décrit par Jean-Pierre Le Goff (Le Goff 2012), malgré ses différences avec le village traditionnel, s’il est plus qu’attrayant, c’est qu’il offre des valeurs dont les métropolitains sont en manque : « À l’ancienne collectivité, rude, souvent, mais solidaire et qui baignait dans une culture dont la “petite” et la “grande patrie” étaient le creuset, a succédé un nouveau monde bariolé où individus, catégories sociales, réseaux et univers mentaux, parfois étrangers les uns aux autres, coexistent dans un même espace dépourvu d’un avenir commun… À rebours des clichés et d’une vision idéalisée de la Provence, les anciens du village ont le sentiment d’être les derniers représentants d’une culture en voie de disparition, face aux modes de vie des néoruraux et au tourisme de masse… ».

Le nouveau « village » est le résultat d’une adaptation inéluctable à la mondialisation économique, mais subie plus que maîtrisée, c’est ainsi. Son corollaire est que son avenir, comme celui de la société française, en devient sérieusement problématique. L’éclatement des villages traditionnels correspond bien à la crise des catégories stables de la société française, à sa désaffiliation progressive de ses appartenances habituelles. L’individualisme, dans ses excès, la tire à hue et à dia, lui faisant perdre ses repères et ses représentations collectives. Jean-Pierre Le Goff fait un constat sans concession de l’état des lieux ruraux, tout en refusant de s’abandonner à une inutile nostalgie, même si, dans le village traditionnel, il y avait « une amitié et une solidarité incroyables qui relativisaient la dureté de l’existence, procuraient joie et fierté. » Ajoutons que, pour les ethnologues, le seuil de 500 habitants est le chiffre d’une société de véritable interconnaissance.

Bien entendu, l’élément constitutif du monde rural, le monde agricole, a tout autant changé, presque de fond en comble. La société française est de moins en moins agraire. La modernisation, l’image de l’agriculteur sur son tracteur, l’agriculture industrielle des firmes, de type capitaliste, sont-elles l’expression d’une ruralité apaisée, sinon heureuse ? Au rythme de disparition de 200 exploitations par semaine, on peut vraiment en douter.

Ce « nouveau » village sert de repli à des urbains lassés des difficultés des grandes villes et à des familles en difficulté sociale, qui croient trouver à la campagne un havre de paix. La déception peut être au rendez-vous, les maires peuvent être les témoins de nouvelles souffrances pour ceux qui se sont fait des illusions. Autant que le village traditionnel, ce « nouveau » village peut être fantasmé. Il est non moins vrai que « le village » agit comme un « contre-modèle à la société mobile et mondialisée », ainsi que le dit Christophe Guilluy (2014, p. 133). Les classes populaires, en se relocalisant dans ce « nouveau » village, espèrent trouver un espace rural plus humanisé, ou des banlieues à leur mesure. Hélas, les anciennes solidarités ont en partie volé en éclats.

Tisser de nouvelles solidarités

Que faire donc pour retisser de nouvelles solidarités ? L’expérience des maires ruraux est souvent la preuve que c’est en se prenant par la main, en faisant feu de tout bois, car rien n’est acquis d’avance, par l’associatif, le bénévolat, que les villages pourront résister à cette évolution vers la concentration urbaine et la métropolisation que les grands élus et les grandes collectivités veulent imposer sans autre forme de procès. À défaut de prendre le temps de rechercher des solutions adaptées, on assiste en cette période de crise financière, sociétale et morale, à une fuite en avant vers les grands chiffres, les solutions générales et simplistes. Notre différence rurale, nous devons la prouver sur le terrain, dans le vivre-ensemble, face à la technocratie des grands effets et des somptuaires projets. Les maires ruraux doivent s’adosser à une vision anthropologique éternelle, celle de l’homme accordé à son environnement, naturel et humain. Pas facile, c’est sûr, de défendre cette identité face à l’idéologie dominante de l’uniformisation, celle souhaitée par le consommateur égoïste et exigeant, instrumentalisé par la démocratie des objets, celle accélérée par le tout-commerce, le tout-média, le tout-technique, et le tout-numérique, plutôt que celle de l’exigence morale. La ruralité, à l’inverse, c’est le monde des petites choses « ondoyantes et diversesses », comme l’écrivait Montaigne dans les Essais, de l’entre-deux profondément humain.

L’intercommunalité a permis, par la mutualisation, un progrès social – par exemple, à travers la création des centres intercommunaux d’action sociale (CIAS). Mais elle doit rester une boîte à outils, pour réaliser des économies de mutualisation ; elle ne doit pas empiéter sur le pouvoir de décision des élus communaux et sur les marges de manœuvre des communes car c’est l’échelon de la démocratie de proximité, de l’interconnaissance la plus adaptée à la grande majorité des citoyens. Pour toutes les raisons exposées, on peut comprendre comment les communautés de communes et d’agglomérations ont tendance à devenir technocratiques et autocratiques. Leur gouvernance de plus en plus complexe met les élus des petites collectivités à la merci des plus importantes. Et le jour où les petites réussiront à trouver un terrain d’entente, ce sera trop tard, les petites communes auront été dépouillées de leurs compétences et de leur âme. On voit bien que la réforme mal élaborée des rythmes scolaires va entraîner le passage du périscolaire, puis du scolaire, dans le giron de l’intercommunalité. Ce n’est pas ce que souhaitaient les maires en général, se séparer de l’école communale de la République. Pourtant, ils risquent de passer sous les fourches caudines de l’organisation technocratique qui a réponse à tout. La raison du plus fort ne devient-elle pas la meilleure dans un tel contexte négatif ? Une volonté de concentration, d’uniformisation, de nivellement autoritaire des différences, est en action dans les communautés de communes actuelles, à la faveur du même fantasme unanimiste et d’un consensus quasi obligatoire.

On le devine, la question de l’interdépendance des territoires est d’une actualité cruciale pour un pays en mal d’être, une démocratie malade, des citoyens en perte de repères. Le citoyen de notre époque n’a plus d’ancrage avec « un territoire et une histoire », comme le constate Marcel Gauchet pour expliquer pourquoi les sociétés modernes ne vont pas bien (Gauchet 2002). Et souvent les solutions proposées ressemblent à des emplâtres sur des jambes de bois. Et alors que se profilent les Assises des ruralités, mises en place par le ministère du Logement, de l’égalité des territoires et de la ruralité, les maires ruraux souhaitent qu’elles dépassent l’effet d’annonce et qu’elles tiennent toutes leurs promesses. Une action volontariste et concrète est nécessaire – par exemple, la correction des inégalités des dotations comme la dotation globale de fonctionnement (DGF), puisqu’un urbain vaut deux fois un rural, soit 64 € pour les communes de moins de 500 habitants et 128 € pour les villes de plus de 200 000 habitants. La logique « ruralicide » n’accomplit-elle pas sa mauvaise œuvre occulte quand on sait que l’État est en train de projeter la suppression des dotations aux communes et leur versement aux intercommunalités, à charge pour elles de les redistribuer aux communes membres ? On est en train de changer de civilisation, celle de la terre, de la nature, vieille comme le monde, dans l’indifférence générale.

Bibliographie

  • Gauchet, M. 2002. La Condition politique. La démocratie contre elle-même, Paris : Gallimard.
  • Guilluy, C. 2014. La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris : Flammarion.
  • Le Goff, J.-P. 2012. La Fin du village : une histoire française, Paris : Gallimard.

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Pour citer cet article :

Philippe Dubourg, « La ruralité est-elle archaïque ? », Métropolitiques, 10 octobre 2014. URL : https://metropolitiques.eu/La-ruralite-est-elle-archaique.html

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