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Essais

La métropolisation ou la fin annoncée des territoires ?

La réforme territoriale est actuellement en discussion. Mais, à trop se concentrer sur les territoires, elle risque d’être dépassée avant même d’être votée. Martin Vanier explicite en quoi les mutations à l’œuvre engagent, plus qu’une autre échelle, une autre conception de l’organisation spatiale de nos sociétés.

Pendant des siècles, le même principe territorial a guidé la production de l’espace organisé : des frontières délimitant des espaces finis ainsi mis sous contrôle, et engendrant des situations d’emboîtements ou de côtoiements. En fonction de son peuplement, chaque fraction de continent, chaque pays, s’est ainsi inscrit dans une histoire territoriale avec une organisation, une armature urbaine spécifiques. Les réseaux n’ont joué qu’un rôle secondaire : permettre une circulation entre les territoires, version limitée de l’interterritorialité. Le grand bouleversement urbain de la révolution industrielle comme la conquête de « nouveaux territoires » lors des phases coloniales ont modifié les hiérarchies et les horizons, mais ils n’ont pas changé les principes de base à l’aune desquels s’organisaient les territoires : une géographie pensée dans et à partir des frontières.

Il n’en est plus de même depuis une génération. Plus de vitesse, plus de mobilités, plus de réseaux : les territoires se « déforment », partout dans le monde. Nos conceptions et représentations de l’espace s’en trouvent bouleversées, un peu comme si on passait, en matière de « sciences du territoire », de la physique newtonienne à la physique quantique. Convenons d’appeler « métropolisation » ce bouleversement, qui est la dimension pour ainsi dire « locale » d’un autre bouleversement bien (re)connu, la mondialisation.

Débordement du principe de territoire

Le problème est le suivant : la métropolisation reste encore largement interprétée comme un simple changement d’échelle, un territoire urbain « en plus grand », alors que c’est d’un véritable virage dont il s’agit – une bascule dans l’histoire territoriale.

Ce virage subvertit les territoires de trois manières :

  • par la montée et la puissance des réseaux, forme de spatialité alternative au territoire « continu » : infrastructures, flux matériels et immatériels, réseaux économiques, réseaux sociaux jouent un rôle croissant dans la production des espaces ;
  • par la mise en système des territoires, que ces réseaux stimulent : l’interterritorialité, les relations entre les territoires, l’emporte sur la territorialité, le jeu interne à chaque territoire ;
  • par la remise en cause des territorialités héritées et jusqu’à présent structurantes de beaucoup de dimensions : la citoyenneté, le mandat politique en général, de nombreuses institutions, mais aussi des faits anthropologiques comme la proximité, le voisinage, l’autochtonie, etc.

Toutes ces réalités sont en train de se réinventer au-delà du référent territorial. Il s’agit d’un changement dans la nature de la relation des sociétés à leur espace : dans ce changement, le principe territorial perd sa capacité structurante et se trouve pris dans de nouvelles logiques. Il ne disparaît pas pour autant : le moment que nous connaissons est un virage et non une fin de l’histoire territoriale. Ce virage est toutefois difficile à prendre : alors que la métropolisation accélère les mutations de tous ordres, le territoire est traversé de très nombreuses inerties. Il reste un mutant à pensée lente. En tant qu’acteur collectif, il se reconnaît et s’institue lui-même – par exemple, par les collectivités territoriales. Mais il est particulièrement en difficulté pour penser les mutations radicales qui le remettent directement en cause et plus encore quand il s’agit de se réorganiser pour les affronter.

Débordement du principe de gouvernement

Cette difficulté s’exprime dans la quête fiévreuse de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la gouvernance territoriale ou métropolitaine – la gouvernance étant entendue ici comme le système politique (organisations, règles, pratiques) qui préside à la décision et l’action dans un monde de souverainetés partagées.

Si la métropole n’était qu’un territoire urbain en plus grand, il suffirait d’un gouvernement urbain en plus grand pour la piloter. C’est d’ailleurs à cette quête mythique que s’épuisent des scènes métropolitaines comme Paris (le Grand Paris en gestation), Lyon (le Grand Lyon qui n’est en fait rien de plus que la communauté urbaine dans son périmètre de 1966 ou peu s’en faut) et, demain, Marseille (malgré son délicat polycentrisme). Ces logiques, qui orientent la réforme des collectivités territoriales et de l’État, conduisent toujours à la question du périmètre et de son élargissement.

Espérer mieux gouverner les territoires et les activités humaines par ce simple changement d’échelle est une illusion : si le territoire est bien la dimension spatiale historique du gouvernement (ce par quoi tout gouvernement s’affirme et dans le ressort de quoi il s’exerce), il n’est pas celle de la gouvernance (ensemble des pouvoirs et instruments mis en place pour réguler les relations entre acteurs), qui ne fait jamais du périmètre une question première. Or la métropolisation appelle de la gouvernance puisqu’elle implique :

  • La mise en réseau avec d’autres villes, d’autres territoires, d’autres institutions, d’autres acteurs auparavant lointains mais soudain proches, grâce à la vitesse et au « à distance » : le territoire est débordé, son gouvernement ne peut prétendre accaparer cette mise en réseau, par définition multi-acteur.
  • La mise en système de territoires contigus mais hétérogènes : le territoire est démultiplié et aucun gouvernement local n’a les moyens de porter toute l’hétérogénéité métropolitaine. La multiplicité des initiatives quotidiennes prises par les métropolitains, organisées directement entre acteurs non gouvernementaux (des entreprises, des associations), sans intermédiaires ni hiérarchies, sans que le territoire soit une donnée discriminante, caractérise cette interterritorialité « horizontale ». Elle admet mal l’hégémonie d’un gouvernement.
  • L’articulation entre niveaux territoriaux, du local au global, en passant, le cas échéant, par le provincial, le régional, le national, le fédéral ou toute autre intermédiation : une complexité à laquelle un gouvernement unique, fut-il métropolitain, ne peut répondre. Cette interterritorialité « verticale » est, elle aussi, contraire à tout principe hégémonique.

Au total, le territoire ne disparaît pas, mais il n’est plus la solution politique de la métropolisation. Les métropoles sont (aussi) faites de territoires – urbains et ruraux – et de leurs gouvernements respectifs. Mais pour piloter leur assemblage, c’est de gouvernance dont elles ont besoin, parfois loin du paradigme territorial.

Nouvelles formes du politique

Comment incarner la dimension politique de la métropolisation, au-delà de cette forme bien commode mais historiquement datée du territoire ? Comment transformer le contenu du mandat que reçoit tout élu et lui donner un sens au-delà de son territoire d’élection ?

D’abord, par des règles de coordination partagées, plutôt que par des institutions territoriales supplémentaires. On a trop tendance à chercher un nouveau territoire de la métropole, qui est en réalité un espace trop complexe, trop discontinu, trop multiscalaire pour « rentrer » dans un territoire unificateur. Il s’agit d’incarner la dimension politique de la métropolisation et son unité dans les règles de son fonctionnement complexe (le software), plutôt que dans une mythique institution territoriale englobante (le hardware). Ces règles, codes, normes politiques par lesquels la complexité, la discontinuité, l’hétérogénéité vont pouvoir être surmontées dans chaque décision, chaque arbitrage, chaque compromis restent, toutefois, à inventer.

Ensuite, en multipliant les réseaux d’acteurs publics et privés, d’institutions, de citoyens, de territoires aussi, plutôt qu’en recherchant l’intégration organisationnelle de tous et de tout. Soit cette multiplication est anarchique, illisible, insaisissable et éphémère, et alors la métropole ne s’y retrouve littéralement pas. Soit elle s’accompagne d’un récit collectif qui permette l’identification réciproque des réseaux et des enjeux ; c’est alors dans ces réseaux d’acteurs, grâce à leur multiplication et non pas malgré elle, que la métropole s’incarne politiquement.

Enfin, en ouvrant et en structurant des scènes de négociation (débat, arbitrage, compromis, engagement, délibération) qui sont à la gouvernance ce que les scènes de souveraineté sont au gouvernement. C’est là que le changement de culture politique doit être le plus considérable. Les territoires ont historiquement besoin de s’incarner dans des lieux d’autorité, qui symbolisent leur pseudo-souveraineté par un apparat de grandeur, en mimétisme avec l’État-nation. Les métropoles et les espaces métropolisés ont besoin, eux, de lieux où se rencontrent sans rapport hiérarchique les autorités qui les composent et dont la souveraineté est en fait profondément partagée, systémique. Ces lieux de gouvernance ne peuvent pas jouer le registre symbolique de l’autorité, de la souveraineté, de la puissance de coercition. Ils doivent se référer à un autre registre, qui n’est pas moins politique : celui de la négociation, de la transparence, de l’éthique partagée. Toutes ces valeurs peuvent faire l’objet de combats politiques, qui ne sont pas de même nature que ceux qui président à la conquête et l’exercice du pouvoir territorial.

La bataille de la gouvernance

Règles, réseaux et scènes sont indissociables et incarnent ensemble la dimension politique de la métropolisation. Les territoires ne sont pas absents mais ils ne sont plus l’instance suprême du politique. Le mandat que l’élu obtient à travers lui ne doit plus l’enfermer dans l’administration du territoire. Il doit, au contraire, consister à dépasser le territoire, pour mener les batailles autour des nouveaux contours de la responsabilité collective.

La mutation de l’histoire territoriale engagée par la métropolisation ne fait que commencer. En France, les chantiers de gouvernance métropolitaine, qui ont anticipé la loi sur la décentralisation et la réforme territoriale, montrent d’inégales aptitudes à se dégager des limites du territoire. La bataille francilienne entre la région et Paris, l’OPA, certes amicale, réalisée par le Grand Lyon sur le département du Rhône, l’hostilité résolue des établissements publics de collaboration intercommunale (EPCI) autour de Marseille Provence Métropole à l’égard d’une solution supracommunautaire : autant d’exemples, différents, de territoires se raidissant devant la perspective métropolitaine dont ils sont cependant les acteurs.

On mesure le chemin qui reste à parcourir par les acteurs pris dans la métropolisation. Dans un premier temps, il est compréhensible qu’ils s’accrochent aux territorialités héritées, qu’ils surinvestissent les vertus territoriales, alors même que celles-ci perdent leur pertinence ou qu’ils se projettent dans la fausse solution d’un simple agrandissement d’échelle. Il n’y a pourtant pas de retour en arrière en histoire, sauf dans le cas de grandes catastrophes.

Les guerres faisaient bouger les territoires et leurs frontières. Au plan international, les réseaux et les scènes de négociation l’ont emporté sur le monde des souverainetés dressées les unes face aux autres. Les batailles politiques ne sont pas moindres, mais la guerre entre souverains ne fait plus partie des moyens collectivement admis pour résoudre les questions internationales. La métropolisation-mondialisation n’a plus besoin de faire bouger les périmètres des territoires. C’est plutôt une bonne nouvelle. Reste à en tirer toutes les conséquences au plan local ou régional en assumant le virage territorial de la métropolisation.

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Pour citer cet article :

Martin Vanier, « La métropolisation ou la fin annoncée des territoires ? », Métropolitiques, 22 avril 2013. URL : https://metropolitiques.eu/La-metropolisation-ou-la-fin-annoncee-des-territoires.html

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