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Terrains

La mécanique à ciel ouvert

Un travail de subsistance dans les quartiers populaires
Les activités informelles de mécanique de rue observées par le Collectif Rosa Bonheur à Roubaix témoignent d’une économie de subsistance bien plus vaste aux marges de l’emploi. L’ancrage spatial de ces activités situées à la frontière de l’informalité invite selon ces chercheur·e·s à considérer comme des « centralités populaires » des espaces souvent perçus comme périphériques et relégués.

Aux abords des maisons, dans les garages adjacents aux logements, sur les trottoirs, les places publiques ou les parkings, dans les arrière-cours et près de nombreux hangars, les signes d’activité ne trompent pas : des voitures montées sur cric, des boîtes à outils, des taches d’huile, des chiffons sales… Nez sur le moteur ou allongés sous le châssis, des mécaniciens s’installent en plein air et proposent leurs services à une clientèle diversifiée, issue des classes populaires et moyennes de la ville de Roubaix et plus largement de l’agglomération lilloise. Assez vite, au cours des observations que nous avons menées à Roubaix à partir de 2011 [1], nous avons compris que la mécanique automobile faisait figure de « sport local » que Habib [2], la trentaine, négociant d’un atelier officiel de réparation, décrit en ces termes :

Ici, on trouve toujours quelqu’un dans la famille qui sait faire. C’est vrai que le rapport à la voiture est incroyable ici. Vous pouvez tester, vous ouvrez votre capot dans la rue et, dans les cinq minutes, je suis sûr qu’un type viendra se pencher sur le moteur avec vous, il vous filera un coup de main. Ici, les gens aiment bien triturer leur moteur.

À Roubaix, le taux de chômage est de 30 %, et le taux d’inactivité équivalent (hors retraités). Nous avons voulu savoir ce qui se cachait derrière ces chiffres, qui disent mal ce que font vraiment les habitants pour subvenir à leurs besoins. Progressivement, nous avons découvert une ville de travailleurs pauvres – plutôt que d’« assistés » – qui ont mis en place de véritables stratégies d’organisation de la vie quotidienne. Ces travailleurs ont été expulsés des marchés formels de l’emploi, mais ne sont pas restés pour autant inactifs. Certains produisent des ressources de santé, du soin aux personnes âgées, aux enfants et aux malades, œuvrent pour l’accès aux droits par un travail « de papiers » (Siblot 2006) et à des biens de consommation abordables. D’autres s’occupent du recyclage et du bricolage d’objets utiles qui peuvent être revendus. D’autres encore rénovent un bâti très dégradé et insalubre. Certains réussissent enfin à rapporter un peu d’argent à la maison grâce à un travail de mécanicien de rue.

L’introuvable frontière entre travail formel et informel

La mécanique de rue se situe à la frontière entre formalité et informalité. On peut de fait, même quand on dispose d’un atelier légal, déclaré, exercer des activités au black. Et, inversement, on peut être dans la rue et avoir demandé le statut d’autoentrepreneur, parce qu’on n’a pas les ressources pour ouvrir un atelier « dans les normes ». Les compétences s’apprennent en partie dans la rue : dès le plus jeune âge, de proche en proche, elles se distribuent à travers la pratique de la réparation, du bidouillage, du tuning. Les mécaniciens les plus habiles sont reconnus pour leur dextérité et les non-initiés peuvent progressivement incorporer une culture du faire ; cet environnement fait d’ailleurs de la mécanique automobile un horizon professionnel pour les jeunes hommes des classes populaires sortis prématurément de l’école [3] et victimes pour nombre d’entre eux de préjugés racistes sur le marché du travail formel. Avec la restauration et le bâtiment, la mécanique est une des seules activités qui offre davantage de perspectives que les quelques emplois d’agents d’entretien ou de sécurité disponibles dans les entreprises roubaisiennes, peu qualifiés et réputés peu protecteurs. Certains décident ainsi de faire de la mécanique un travail rémunérateur, en proposant leurs services à des proches ou à des connaissances afin de réparer à bon prix leurs véhicules. Pour ce faire, ils s’installent dans leur garage privé ou louent un hangar qu’ils aménagent en fonction de leurs possibilités. La mécanique peut aussi prendre la forme d’un semi-loisir réalisé en parallèle à d’autres activités professionnelles, tel un « travail à côté » (Weber 1989), puis devenir centrale à la suite d’un licenciement ou pour combler une pension de retraite insuffisante.

Ces phénomènes ne sont pas spécifiques à la ville de Roubaix. D’autres « garages à ciel ouvert » existent en France, à Aubervilliers (Giordano 2016), Saint-Denis (Jacquot et Morelle 2018) ou Vitry [4] ; mais aussi à Bruxelles (Rosenfeld 2013) ou dans les rues d’Alger ou de Tanger, comme nous le font savoir nos enquêtés. La mécanique automobile est le cœur d’un véritable système économique dans la ville où se déploie un travail principalement informel, même si le travail déclaré n’est pas absent : un tiers des entreprises créées à Roubaix en 2014 entretenaient d’ailleurs un lien avec l’automobile (réparation et commerce), contre moins d’une sur cinq au niveau national [5]. Nombre de mécaniciens proposent également leurs services de réparation et de vente de véhicules d’occasion sur les sites internet spécialisés. Ces sites (comme Leboncoin.fr) s’apparentent à des marchés du travail et de biens de consommation qui prennent concrètement appui sur l’habitat (maisons, garages, cours, courées) et sur des interstices publics (places, parkings, espaces abandonnés, trottoirs, rues peu passantes), propices au stationnement de voitures en attente de réparation ou de revente.

Aujourd’hui, les travailleurs accèdent difficilement à des formes institutionnelles d’emploi – que l’on peut désigner comme relevant de la formalité (Desmarez 2016) : à Roubaix comme au niveau national, la précarité se diffuse et, en 2015, les CDD courts représentent 84 % du total des embauches hors intérim et les CDI seulement 7 % des embauches déclarées [6]. Les taux d’inactivité et de chômage évoqués plus haut expliquent que la part des revenus d’activité dans le revenu disponible des ménages y est sensiblement plus faible que la moyenne nationale (65,3 % contre 73,4 %) et la part des prestations sociales significativement plus élevée (19,8 % contre 5 %) [7]. Mais si l’emploi formel populaire diminue de façon aiguë depuis le démantèlement de l’industrie textile locale, d’autres formes de travail sont créées aux marges du salariat, de l’indépendance et du chômage (Demazière 2006 ; La Nouvelle Revue du travail 2014). Ces circuits informels ne sont pas déconnectés de la formalité, et les revenus informels se combinent souvent avec la perception de formes de salaire direct ou différé, l’assurance et l’assistance sociale, portées par les systèmes étatiques.

Après des années de « galère » à la suite de la fermeture en 2004 de l’usine où il travaillait, Laurent décide de changer de vie et s’installe à son compte en bas de chez lui : « En m’appuyant sur les réseaux de l’usine, je proposais mes services. » Patrick, mécanicien de formation, faisait de la réparation « devant chez sa mère » depuis 10 ans, d’abord de façon strictement informelle puis « déclarée », à son domicile. Joseph, ancien mécanicien aujourd’hui à la retraite, travaille dans un box à l’abri des regards indiscrets « pour aider sa fille qui est au chômage, qui a des enfants et qui galère » (Collectif Rosa Bonheur 2017a). Ces exemples témoignent du développement et de la transmission d’une culture technique d’hommes issus de la classe ouvrière industrielle et majoritairement d’origine maghrébine, mais aussi de l’affirmation de principes d’entraide et de solidarité, de la production de hiérarchies locales fondées sur la réputation. La mécanique ne se construit pas seulement à partir de logiques immédiatement économiques, mais constitue un mode d’échange sur la base de la maîtrise d’un savoir-faire technique et manuel, qui offre des perspectives professionnelles à certains jeunes des classes populaires. Elle est aussi une opportunité pour activer des réseaux de sociabilité et définir des espaces de vie, de socialisation et de production de nouvelles qualifications. Elle relève d’une culture populaire qui déborde et nuance les représentations négatives des médias et les discours politiques alarmistes sur les supposés modes de vie déviants dans les quartiers populaires – qui désignent notamment les espaces dont l’histoire est marquée par l’immigration post-coloniale (Berthaut 2013). C’est ainsi que des identités positives peuvent se constituer dans ces espaces.

Travailler comme mécanicien demande de se positionner dans un marché concurrentiel hiérarchisé fondé sur la réputation, sur la sociabilité de voisinage et/ou l’extériorité au quartier, sur l’arrangement ou le contrôle avec la police. Comme d’autres activités du travail de subsistance, la mécanique mobilise des ressources inégalement réparties au sein des classes populaires, notamment du capital social. En outre, cette activité se réalise au prix d’une division raciale du travail, régulatrice de la distribution des postes et des statuts : les mécaniciens sont plus souvent d’origine maghrébine à mesure que le caractère formel de l’activité – et avec lui le montant des revenus, leur stabilité et les droits sociaux afférents à la formalité – s’amenuisent.

La répression de la mécanique de rue

Un arrêté municipal a interdit au printemps 2018 toutes les activités de réparation automobile dans la rue, au motif d’une occupation abusive et salissante de l’espace public et de statuts d’emploi non déclarés. Les amendes, d’un montant de 38 euros, voire de plus de 100 euros en cas de dépôt de matériaux, s’annoncent comme une sanction que ne pourront pas payer les hommes qui vivent de la mécanique de rue. C’est ainsi souvent sous un angle répressif et punitif que les autorités politiques et administratives encadrent le travail qui fonde les économies populaires et de subsistance, en le qualifiant, selon les grilles de lecture, de « trafic », de « débrouille », de « système D ». Ces différentes lectures interdisent une reconnaissance des acteurs des économies populaires comme travailleurs exerçant un métier dans des conditions très défavorables qui pourraient être améliorées : par une habilitation d’espaces abandonnés pour la pratique de la mécanique, par la mise à disposition des mécaniciens de rue de formations qualifiantes, etc. Ce décalage entre politique municipale et quotidien populaire est bien résumé par un mécano, Mohamed, auquel un journaliste demande de réagir à cet arrêté : « Ces amendes ne résoudront pas le problème. Il y a autre chose à faire à Roubaix. La mairie n’a rien compris [8]. » Force est de constater que la norme ne s’applique pas avec la même intensité, selon la classe sociale, en matière de déclaration de revenus et d’administration des contournements de l’impôt (Spire 2012). Localement, l’action de la mairie vise à une normalisation des usages de la ville et à une disciplinarisation du corps social. Ainsi, le rôle prééminent accordé aux agents de police dans la régulation du travail populaire se justifie par une opération d’infériorisation des classes populaires qui consiste à les dépouiller de l’autonomie de décision quant au travail à réaliser et aux critères de sa bonne évaluation, des compétences nécessaires à la réalisation de ce travail, et des qualifications issues de la réalisation de ce travail.

C’est probablement parce que depuis les espaces métropolitains, régionaux et nationaux de la prise de décision politique, Roubaix est perçue comme une ville pauvre, au chômage et inactive (Collectif Degeyter 2017). Ces catégories attribuent des statuts stigmatisants et nient par là même des capacités d’action. Or, la mécanique de rue est l’expression d’une économie populaire plus vaste, orientée vers la subsistance des familles aux marges de l’emploi. Les défaillances de l’État social ont dû être comblées par le développement d’un espace économique produit à l’initiative des populations, fondé sur les liens de réciprocité que les individus sont capables de tisser, dans lequel les membres des classes populaires s’occupent dans des emplois qui ne sont pas toujours rémunérés, mais qui sont pourtant pourvoyeurs de nombreuses ressources. Ce « travail de subsistance » (Mies 1988 ; Collectif Rosa Bonheur 2017b) est quotidiennement réalisé par les hommes et les femmes des classes populaires aux marges du marché du travail formel. Au-delà des garages à ciel ouvert, nous avons en effet constaté l’abondance de petits commerces à l’apparence modeste, de magasins de discount alimentaire installés dans des hangars ou des garages, de « petites entreprises » à domicile, repérables par des affiches collées aux fenêtres, proposant du nettoyage, des services d’assistance maternelle, de la rénovation de logements, de la couture, de la coiffure, des gardes d’animaux, ou d’autres affiches proposant des objets à vendre pour des prix modiques, parfois fabriqués à domicile. Consommer au moindre coût, faire soi-même, réparer, recycler sont autant d’autres dimensions essentielles du travail de subsistance, bien souvent invisibles et invisibilisées, pourtant omniprésentes, tant dans le quotidien que dans l’espace urbain [9].

Roubaix, « centralité populaire »

Au fil de notre enquête, nous avons compris que les gens dont on dit qu’ils ne font rien (chômeurs, inactifs, assistés…) travaillent en réalité durement, dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies et pour des revenus qui les maintiennent malgré tout dans un état chronique de privations matérielles. Nous avons également compris que ce travail transforme la matérialité de la ville, qu’il produit une ville populaire qui regorge de ressources pour ses habitants : autorénovation de l’habitat, multiples activités informelles et formelles, parfois au domicile, systèmes d’entraide autour de l’alimentation, la santé, l’éducation et l’accès aux droits à partir des associations et des centres sociaux. Cette production de l’espace par les classes populaires est généralement déniée par les pouvoirs publics locaux, car elle s’oppose aux normes urbaines et sociales des classes dominantes qui conçoivent et pensent les espaces urbains (Clerval 2011 ; Fijalkow et Lévy-Vroelant 2016 ; Chabrol et al. 2016). Roubaix fait ainsi l’objet de politiques de rénovation urbaine qui cherchent à réhabiliter et à normaliser l’habitat afin d’attirer de nouvelles populations issues des classes moyennes (Miot 2012). Or, l’inscription spatiale des activités précédemment évoquées et de celles observées sur nos autres terrains d’enquête confère à cet espace une « centralité populaire » (Collectif Rosa Bonheur 2016). Pour les classes populaires qui l’habitent, l’espace résidentiel est décisif. La ville occupe ainsi une place de centralité par l’offre de logements peu chers et accessibles qui permet aux classes populaires de se loger ; par les activités que les habitants trouvent à y développer ; par les échanges et l’entraide fondés sur des liens familiaux, de voisinage ou communautaires. Il ne s’agit cependant pas non plus de proposer une vision enchantée de la centralité populaire. L’espace des classes populaires est un espace fragmenté, traversé par des rapports sociaux multiples, mais c’est bien dans ces espaces que se jouent les trajectoires sociales de résistance au déclassement des familles et des générations.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Collectif Rosa Bonheur, « La mécanique à ciel ouvert. Un travail de subsistance dans les quartiers populaires », Métropolitiques, 25 mars 2019. URL : https://metropolitiques.eu/La-mecanique-a-ciel-ouvert.html

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