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La famille Belhoumi et le sociologue

Quelles sont les conditions objectives et intimes de l’ascension sociale des enfants d’immigrés ? Et quels rôles jouent les relations familiales – entre parents et enfants, mais également entre frères et sœurs – et l’ancrage résidentiel dans ce processus ? Prenant le pari d’une enquête biographique au long cours, le dernier livre de Stéphane Beaud explore la différenciation des trajectoires sociales entre les sexes et les générations au sein d’une famille d’origine algérienne.

Recensé : Stéphane Beaud, La France des Belhoumi. Portraits de famille (1977-2017), Paris, La Découverte, 2018, 353 p.

Le sociologue Stéphane Beaud s’attache depuis de nombreuses années à retracer les trajectoires des fractions immigrées des classes populaires, en particulier celles des jeunes générations (Beaud 2003, Beaud et Pialoux 2013). Son dernier ouvrage, qui revient sur l’histoire d’un couple d’immigrés algériens et de leurs enfants, nous donne à voir un groupe hétérogène, traversé par des contradictions mais aussi uni par des solidarités qui compensent les défaillances d’une société inégalitaire. L’enquête fournit ainsi un contrepoint empirique important aux analyses culturalistes qui renvoient les jeunes d’origine maghrébine à des spécificités ethniques (Lagrange 2010), voire aux « tentations radicales » (Galland et Muxel 2018) supposées les animer. Elle permet notamment de comprendre les ressorts de la mobilité sociale intergénérationnelle au sein d’une famille dont les parents appartiennent aux fractions les plus précarisées des classes populaires, et dont tous les enfants sont parvenus à trouver des emplois stables, à l’abri du chômage.

Comprendre un « miracle social » : les apports d’une enquête au long cours

En enquêtant pendant plusieurs années auprès d’une fratrie de huit enfants nés entre 1970 et 1986, Stéphane Beaud donne un large aperçu des multiples manières de se vivre descendant d’Algériens en France. Le projet d’enquête est né de la rencontre, en juin 2012, avec trois sœurs d’une famille algérienne qui ont assisté à une conférence donnée par le sociologue sur l’insertion professionnelle des jeunes de milieu populaire. L’enquête repose principalement sur des entretiens biographiques que l’auteur a menés pendant cinq ans avec les membres de cette famille [1] et qui lui permettent de retracer leur parcours scolaire, professionnel et géographique. Une des grandes forces de l’ouvrage est de ne pas rester sur le seuil d’une restitution objectiviste des trajectoires sociales, mais de donner accès au point de vue des individus sur leur parcours de vie. En donnant à ses enquêtés la possibilité de relire les entretiens et de les commenter, mais aussi de donner leur avis sur des chapitres déjà rédigés, le sociologue parvient à inclure cette famille dans l’écriture de sa propre histoire. L’enquête vise ainsi moins à révéler des mécanismes inégalitaires structuraux (domination, relégation urbaine et scolaire, discrimination) qu’à saisir les manières singulières dont les membres d’une fratrie les appréhendent et tentent d’y faire face.

Cette approche compréhensive, attentive aux justifications des acteurs, est accompagnée d’un travail d’archive qui vise à ancrer cette monographie familiale dans les évolutions structurelles de la société française contemporaine. La consultation des archives locales de la ville de province où la famille s’est installée vise par exemple à contourner les risques d’« illusion biographique » inhérents à tout récit de vie (Bourdieu 1986), afin de retracer les conditions qui ont rendu possibles et pensables les parcours des membres de cette fratrie.

L’ascension sociale des deux filles aînées comme le maintien des garçons dans les fractions stables des classes populaires font en effet figure de phénomène socialement improbable. Comment cette fratrie a-t-elle échappé aux mécanismes de la reproduction sociale qui destinent les enfants nés dans des familles populaires et immigrées aux filières de relégation scolaire et aux métiers les moins qualifiés (Meurs, Pailhé et Simon 2006 ; Brinbaum et Kieffer 2009) ? Stéphane Beaud avance plusieurs éléments d’explication pour répondre à cette question.

Les données sur la composition sociale du quartier habité par la famille et les établissements scolaires fréquentés par les enfants constituent un premier élément d’explication. Le père, originaire d’un village de l’Ouest algérien et fils de paysans pauvres, a effectué des allers-retours entre la France et l’Algérie avant de faire venir sa femme et ses trois enfants en 1977, dans le cadre des politiques de regroupement familial. Stéphane Beaud souligne l’importance des effets de lieux et notamment de l’école primaire, où « s’est en partie joué le destin scolaire de la fratrie Belhoumi » (p. 70). La localisation de l’appartement familial – un HLM de quatre pièces, à la lisière d’un quartier d’habitat social d’une banlieue ouvrière du centre de la France – a en effet permis aux aînées de fréquenter cet établissement où les enfants issus de milieux populaires cohabitent avec ceux issus des classes moyennes. Cette mixité sociale est présentée comme la raison principale de la réussite scolaire des aînées, qui ont bénéficié d’une ambiance de travail studieuse et du soutien de professeurs attentifs à leur réussite.

L’auteur s’intéresse aussi à la division des rôles et aux relations affectives au sein de la famille. Un élément de rupture biographique dans la vie du père, atteint par une infection pulmonaire contractée lors de son activité de manœuvre dans le BTP, a eu des conséquences ambivalentes sur la trajectoire familiale. D’un côté, cette situation a fortement dégradé la situation financière de la famille et entraîné des situations humiliantes, comme le jour où le père accompagne sa fille s’inscrire à l’école d’infirmières dont elle vient d’obtenir le diplôme, mais réalise qu’il n’a pas suffisamment d’argent pour payer l’inscription. Les deux sœurs aînées sont également obligées de travailler jeunes pour assurer un complément de revenus à leurs parents et doivent renoncer à leurs aspirations scolaires, à l’instar de Samira qui voulait poursuivre des études de lettres et devenir enseignante. Mais cette situation d’inactivité comporte aussi des avantages pour le père, qui peut ainsi échapper au stress du travail sur les chantiers. Les filles aînées décrivent un homme particulièrement disponible qui joue le rôle de soutien moral et encourage ses enfants à « travailler avec le stylo » pour échapper au destin de travailleur manuel non qualifié. La rigidité de l’éducation des deux sœurs aînées dans une famille où la mère exerce une « surveillance étroite » sur ses filles constitue un troisième élément d’explication. Cette pratique de contrôle a favorisé le développement d’un éthos de bonne élève, en particulier chez l’aînée, qui développe une crainte du monde extérieur et investit tout son temps dans la lecture. Ce qui émanait au départ d’une volonté de contrôle de la sexualité des filles semble ainsi jouer un rôle de distanciation avec les sociabilités adolescentes du quartierl’investissement scolaire est peu valorisé.

Ces différents éléments ont fourni des conditions favorables à l’ascension sociale des deux sœurs aînées qui ont accédé à des métiers de cadres de la fonction publique. Cette réussite s’est ensuite répercutée par ricochet sur les autres membres de la fratrie. C’est ce que montre Stéphane Beaud en étudiant comment les aînées ont joué le rôle de « locomotives », transmettant les capitaux acquis au cours de leur trajectoire à leurs cadets, qui ont connu des conditions de socialisation moins favorables. L’attention que porte Stéphane Beaud à la configuration du quartier comme à l’organisation des relations au sein de la cellule familiale lui permet d’éviter l’écueil d’un récit hagiographique, qui lirait leur réussite au prisme du mantra méritocratique, selon lequel « quand on veut on peut ». En restituant les conditions de possibilité du « miracle social » (p. 52) que constitue le destin exceptionnel de cette famille ordinaire, le sociologue nous donne aussi à voir, en creux, ce qui empêche la majorité des descendants d’Algériens de suivre cette voie.

Gérer les inégalités sociales « en famille »

L’étude des trajectoires singulières des membres de la fratrie offre également un aperçu de la diversité des parcours de ceux qu’on qualifie parfois d’immigrés de la « seconde génération ». Le prisme familial offre un point de vue privilégié pour suivre la manière dont les parcours des enfants d’Algériens se déclinent en fonction des socialisations genrées, de la place dans la fratrie, des établissements fréquentés et du moment de l’entrée sur le marché du travail.

Mais l’enquête montre également que les membres de la fratrie sont constamment attentifs à prévenir les incompréhensions réciproques qui pourraient surgir de ces trajectoires de mobilité sociale différenciées. Qu’il s’agisse de la réécriture « en douce » de la lettre de motivation d’un frère, ou des évitements discrets des tentatives de mariages arrangés échafaudées par la mère, les anecdotes décrites par Stéphane Beaud sont révélatrices de ce souci de préserver l’honneur de l’autre tout en n’abandonnant pas ses ambitions de réussite sociale et d’indépendance pour soi et pour ses proches. « Respecte ta mère… mais fais tes choses par derrière » : ce conseil paternel illustre les stratégies mobilisées au sein de cette famille pour se préserver des espaces de liberté tout en évitant de confronter trop brutalement le système de normes qui régit la vie des différentes générations. L’enquête nous donne ainsi à voir la « diplomatie affective » (p. 117) – subtil mélange de stratégie et d’affection – qui structure les interactions familiales. L’observation de la division des rôles dans le couple parental offre aussi une image du père qui contredit le stéréotype du sexisme de « l’homme arabe » mobilisé par une partie du mouvement féministe (Souilamas et Macé 2004). Dans le cas de cette famille comme dans d’autres [2], c’est bien le père qui fait figure de soutien moral et d’oreille attentive, accompagnant ses filles dans leur parcours de réussite scolaire.

Les situations d’entraide identifiées par Stéphane Beaud sont également riches d’enseignement pour comprendre comment cette famille fait face aux situations inégalitaires. Il s’agit de gérer « en famille » les difficultés rencontrées par les membres de la fratrie, notamment par les frères, qui connaissent des trajectoires plus heurtées, en leur fournissant soutien moral et matériel et en les guidant dans leur recherche d’emploi. Cette gestion familiale des obstacles qui se dressent sur la route des familles immigrées contraste avec les solutions collectives envisagées au début des années 1980 par les participants aux Marches pour l’égalité (Hajjat 2013). Alors qu’il s’agissait, pour cette fraction politisée de la jeunesse d’origine immigrée, de rattacher son sort à celui d’un groupe en proie à des situations inégalitaires, la famille Belhoumi pratique un « évitement du politique » (Eliasoph 2010). Bien qu’on puisse interroger les bénéfices collectifs de cette stratégie qui limite l’entraide au cercle familial, la trajectoire de cette famille montre que ce choix les a aussi protégés des difficultés à se reclasser et des désillusions qu’ont connues les militants des années 1980 au moment de l’essoufflement de ces mouvements (Momméja 2016).

« Hypercorrection républicaine » contre « surenchères religieuses » : trouble dans la fratrie

L’évitement du politique trouve néanmoins ses limites quand la solidarité intrafamiliale ne parvient pas à dissimuler les positions antagonistes qui résultent des trajectoires sociales divergentes au sein de la fratrie. Le sociologue a vu surgir, au fur et à mesure de l’avancée de son enquête, des conflits qui se sont notamment cristallisés sur des sujets comme l’observance du jeûne lors du ramadan ou le positionnement vis-à-vis du mouvement de solidarité nationale après les attentats de janvier 2015. Stéphane Beaud analyse ces conflits comme significatifs d’une « opposition idéal-typique » entre « deux générations sociales ». D’un côté, les sœurs aînées, qui ont réalisé des trajectoires de transfuge de classe, sont promptes à se distinguer des « mauvais immigrés » en dénonçant les « barbus » ou encore les « filles bâchées [3] ». À cette posture « d’hypercorrection républicaine » des aînées répondent les « surenchères religieuses » de la cadette, au parcours plus heurté, qui dénonce sa sœur qui ne jeûne pas ou exige de commencer le jeûne du ramadan un jour plus tôt que la prescription du calendrier religieux.

Mais l’analyse sociologique des prises de position divergentes des membres de la fratrie n’est pas toujours menée à son terme. La relation d’enquête privilégiée nouée avec les deux sœurs aînées amène en effet parfois le sociologue à reprendre à son compte les attentes de ces dernières vis-à-vis de l’enquête. Le « pacte d’enquête » noué avec les aînées Belhoumi répond en effet à un objectif commun : lutter contre les amalgames qui pèsent sur les descendants d’Algériens en écrivant l’histoire d’une intégration réussie. On peut dès lors se demander si une telle démarche peut parvenir à échapper aux biais qui découlent de ce pacte d’enquête. En accompagnant cette famille dans sa quête de respectabilité, le sociologue ne risque-t-il pas notamment de naturaliser (c’est-à-dire de faire méconnaître comme tels) et d’ériger en modèle les efforts démultipliés que doivent fournir les enfants d’immigrés algériens pour « rassurer » les personnes extérieures aux mondes populaires et immigrés quant à leurs allégeances ?

Les frères cadets de la famille semblent de leur côté avoir admis l’absurdité de cette tâche de Sisyphe qui consiste à devoir toujours faire la preuve de sa bonne intégration. Ils cherchent avant tout des moyens de résister symboliquement à cette injonction permanente, refusant de se déclarer « Charlie » ou dénonçant les arabes « javellisés [4] ». L’existence d’une telle stratégie de défense et de résistance face au stigmate, qui risque de renforcer les préjugés à leur égard, devrait davantage interroger sur l’état des inégalités qui maintiennent les enfants d’immigrés dans une position dominée, et sur la nécessité d’y faire face grâce à une politique structurelle de lutte contre les discriminations ethno-raciales.

Bibliographie

  • Beaud, S. 2003. 80% au bac... et après  ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris : La Découverte.
  • Beaud, S. et Pialoux, M. 2013. Violences urbaines, violence sociale, Paris : Fayard.
  • Brinbaum, Y. et Kieffer, A. 2009. « Les scolarités des enfants d’immigrés de la sixième au baccalauréat : différenciation et polarisation des parcours », Population, n° 64, p. 561-610.
  • Bourdieu, P. 1986. « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62, p. 69 72.
  • Eliasoph, N. 2010. L’Évitement du politique. Comment les Américains produisent l’apathie dans la vie quotidienne, Paris : Economica.
  • Galland, O. et Muxel, A. (dir.). 2018. La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, Paris : PUF.
  • Guénif-Souilamas, N. et Macé, É. 2004. Les Féministes et le garçon arabe, Paris : Éditions de l’Aube.
  • Hajjat, A. 2013. La Marche pour l’égalité et contre le racisme, Paris : Amsterdam.
  • Lagrange, H. 2010. Le Déni des cultures, Paris : Éditions du Seuil.
  • Meurs, D., Pailhé, A. et Simon, P. 2006. « Persistance des inégalités entre générations liées à l’immigration : l’accès à l’emploi des immigrés et de leurs descendants en France », Population, n° 61, p. 763-801.
  • Momméja, A. 2016. Les Enfants d’immigrés au temps du droit à la différence : socio-histoire d’une politique compassionnelle, thèse de doctorat, université Paris-Nanterre.

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Pour citer cet article :

Adèle Momméja, « La famille Belhoumi et le sociologue », Métropolitiques, 17 janvier 2019. URL : https://metropolitiques.eu/La-famille-Belhoumi-et-le-sociologue.html

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