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L’incinérateur des Carrières de Montréal : la trajectoire délicate d’une infrastructure lourde

Les trajectoires industrielles des grands équipements, tels que les infrastructures de traitement des déchets urbains, participent à l’évolution des métropoles. Clarence Hatton-Proulx analyse le devenir de l’incinérateur de la Ville de Montréal, qui n’a fonctionné qu’une vingtaine d’années (1969-1993).

Les infrastructures ont généralement une longue vie. Barrage hydroélectrique, autoroute, canal, pipeline : une fois construites, les parties lourdes et coûteuses d’un système technique opèrent habituellement pendant plusieurs décennies. Leur construction onéreuse et leur matérialité imposante en font des objets inflexibles des paysages urbains et ruraux (Hommels 2005). L’incinérateur des Carrières, construit à Montréal en 1969, a cessé ses opérations à peine une vingtaine d’années plus tard. Abandonnées, sa structure et ses hautes cheminées marquent à ce jour l’espace urbain des quartiers centraux de Montréal. Sa fermeture a signifié la fin de l’incinération des déchets ménagers solides à Montréal, alors qu’une bonne partie des métropoles du monde développé continue de brûler ses matières résiduelles. Quels facteurs ont mené à la mort prématurée du mastodonte de béton montréalais, dont la froide carcasse rappelle un passé pas si lointain où les déchets de la métropole canadienne étaient incinérés et non recyclés ou enfouis ?

De la carrière à l’incinérateur

À l’origine, l’espace où sera érigé l’incinérateur est situé en périphérie du cœur historique de la Ville de Montréal, le long du fleuve Saint-Laurent. Les nombreuses carrières de pierre grise qui ponctuent le chemin des Carrières stimulent le mouvement d’urbanisation vers ce secteur, situé à cinq kilomètres au nord du fleuve. La compagnie Canadien Pacifique y construit un chemin de fer à la fin du XIXe siècle, puis la Ville de Montréal y aménage une cour municipale proche d’anciennes carrières remblayées par des déchets et transformées en parcs. Elle construit un premier incinérateur sur ce site en 1929, puis un second en 1969 pour traiter la production croissante de déchets ménagers liée à la prospérité économique et matérielle des Trente Glorieuses. Cette seconde version de l’incinérateur des Carrières (figure 1), dont la carcasse subsiste à ce jour, incinère 300 000 tonnes de déchets ménagers par an. À partir de la fin des années 1970, avec la mise à l’arrêt des incinérateurs Dickson et Royalmount construits dans les années 1950, la grande majorité des déchets ménagers produits sur le territoire de la Ville de Montréal sont incinérés aux Carrières. Malgré la présence de plusieurs décharges sur son territoire, l’administration montréalaise priorise l’incinération des déchets ménagers dans cette période de l’après-guerre.

Figure 1. Incinérateur des Carrières en 1974

Source : Photographie de Rhéal Benny, Archives de la Ville de Montréal (AVM), 94-B156-001.

Pourtant, à peine vingt-quatre ans après sa mise en service, l’incinérateur des Carrières cesse de fonctionner en 1993. Pourquoi ? Quatre facteurs entremêlés l’expliquent. L’article propose une courte étude historique qui éclaire le rôle des partis politiques municipaux et des changements sociaux urbains dans la désindustrialisation et l’assainissement urbain ; il se base sur des documents d’archives municipales et provinciales, des données de recensement et huit entretiens d’histoire orale avec des personnes impliquées dans sa fermeture [1].

Le verrou lâche du réseau de vapeur

La plupart des incinérateurs opérant aujourd’hui dans le monde produisent de l’énergie à partir de la combustion des déchets (UNEP 2019). Cette production énergétique participe souvent à perpétuer l’existence des incinérateurs, confrontés à de nombreuses critiques riveraines et expertes. L’incinérateur des Carrières, pour sa part, a pour fonction première d’éliminer les déchets, pas de produire de l’énergie (Von Roll 1965). À ses débuts, une part marginale de la vapeur qu’il produit est utilisée dans les ateliers municipaux attenants, le reste expulsé dans l’atmosphère. Après les chocs pétroliers des années 1970, les fonctionnaires responsables du développement économique convainquent l’administration de récupérer une plus grande part de cette vapeur et de la vendre aux industries situées le long de la voie de chemin de fer du Canadien Pacifique qui borde l’incinérateur (Comité exécutif 1980). Le réseau de vapeur construit au début des années 1980 ravitaille jusqu’à dix-neuf entreprises et immeubles, comme les ateliers ferroviaires Angus ou la cartonnerie Domtar (figure 2). La vapeur, vendue à bas prix, aide à garder ces entreprises sur place dans un contexte de désindustrialisation et de tertiarisation des quartiers qui bordent l’incinérateur. En retour, elle offre des revenus intéressants à la Ville de Montréal et amortit les coûts d’exploitation du traitement des déchets.

Figure 2. Carte montrant l’incinérateur des Carrières, ses environs et son réseau de vapeur

Réalisation : Clarence Hatton-Proulx, OpenStreetMap, 2024.

C’est pourquoi les entreprises clientes du réseau de vapeur des Carrières s’opposent à la fermeture de l’incinérateur lorsqu’elle est annoncée en 1992. Elles craignent les coûts d’installation de nouveaux systèmes de chauffage et de conversion vers d’autres sources d’énergie. Certaines redoutent une réduction de leur activité, des licenciements, voire une fermeture, ce qui effraie l’agence municipale responsable du développement économique. Toutefois, l’entreprise privée Gaz Métropolitain, détenant un monopole sur la distribution de gaz naturel au Québec, propose une transition vers cette source d’énergie à un tarif compétitif. Les entreprises manufacturières implantées le long de la voie de chemin de fer optent généralement pour cette solution, dans un contexte de bas prix du gaz naturel venant de l’ouest du Canada (Letendre 1993). Aujourd’hui, la grande majorité des activités industrielles qui consommaient la vapeur d’incinération ont cessé, répondant au mouvement de fond de désindustrialisation accompagné par la fermeture de l’incinérateur des Carrières.

La politique municipale

L’incinérateur des Carrières, possédé et opéré par la Ville de Montréal, a été particulièrement susceptible aux pressions politiques et aux dynamiques électorales. Puisqu’il offrait moins d’emplois qu’une usine classique de la même ampleur, qu’il ne produisait pas de biens de consommation tangibles et qu’il concentrait des matières sales et indésirables, il a fait l’objet de nombreuses critiques, accentuées par des changements sociaux et politiques autour de son orbite. Lors de sa construction durant les années 1960, les deux quartiers adjacents à l’incinérateur, la Petite-Patrie au nord et le Plateau-Mont-Royal au sud, sont majoritairement peuplés par des ménages canadiens français sans éducation universitaire et à faible revenu. Le maire Jean Drapeau et son projet modernisateur sont très populaires auprès de ce groupe. À partir des années 1970, ce quartier relativement central et au cadre bâti patrimonial connaît un phénomène de gentrification.

Les nouvelles classes moyennes qui y emménagent, éduquées à l’université (figure 3), travaillant dans des secteurs tertiaires et sensibles aux questions de pollution, trouvent leur voix politique avec le Rassemblement des citoyennes et citoyens de Montréal (RCM). Ce parti municipal y élit des conseillers d’opposition dès 1974, qui relaient les critiques locales contre ses nuisances multiples, incluant le dépassement de normes de pollution de l’air, le bruit émis par l’usine et la circulation de camions à déchets. Lors de la campagne électorale de 1986, qu’il remporte haut la main, le RCM promet de fermer l’incinérateur des Carrières. Il organise ensuite des consultations publiques qui font la part belle aux groupes anti-incinération, issus du mouvement environnementaliste qui promeut la réduction, le recyclage et le réemploi des matières résiduelles. Approché par un projet industriel proposant un débouché lucratif pour une partie de la vapeur de l’incinérateur des Carrières, l’administration municipale décline l’offre, allant à l’encontre de sa promesse de fermeture (Pronovost et Ravary 1986). En définitive, la coalition formée par les nouvelles classes moyennes critiques de la pollution industrielle urbaine et un parti municipal réformiste et progressiste a participé à l’abandon de l’incinération urbaine des déchets ménagers.

Figure 3. Comparaison du profil statistique de Montréal et des quartiers environnants de l’incinérateur des Carrières, 1971 et 1991

Source : Données de Statistique Canada.

Le manque d’entretien et de modernisation

Les usines ont une espérance de vie. Un manque d’entretien, de réparation et de modernisation raccourcit leur vie utile et augmente le coût des travaux subséquents. L’incinérateur a connu un tel processus de déclin technique, influencé par un contexte politique et économique plus large. Durant les années 1980, Montréal est en déclin relatif par rapport à Toronto. Elle se dépeuple et perd des milliers d’emplois industriels. La politique de reconnaissance internationale du maire Jean Drapeau, au pouvoir entre 1960 et 1986 sans interruption, permet l’organisation de l’Expo 67 et des Jeux olympiques de 1976, mais endette considérablement la ville. Durant les années 1980 et 1990, les coûts d’opportunité liés au remboursement de la dette olympique mènent à un sous-financement de secteurs municipaux importants, comme le traitement des déchets (Whitson et Horne 2006).

Durant les années 1980, l’incinérateur des Carrières souffre d’un manque d’entretien et de réparations annuelles à cause de budgets de plus en plus serrés. Un consortium d’ingénieurs québécois et français constate ses multiples problèmes de fonctionnement et propose plusieurs scénarios de modernisation en vue de l’extension de sa vie utile (Biothermica 1991). Il favorise un scénario qui propose une profonde modernisation incluant une technologie avancée de traitement des fumées ainsi qu’une production d’électricité par la vapeur d’incinération. Le coût affiché de ce scénario à 110 M$, équivalent au triple du budget annuel de la Ville de Montréal pour la gestion des déchets, incluant la collecte, s’avère trop élevé pour l’administration municipale, qui doit aussi décontaminer la carrière Miron. Faisant les frais d’une administration Drapeau plus encline à couper des rubans qu’à réparer des tuyaux, la municipalité opte pour la fermeture de l’incinérateur des Carrières plutôt que de coûteux travaux de modernisation.

La concurrence des décharges

Si la Ville de Montréal a cessé d’incinérer ses déchets durant les années 1990, c’est que d’autres alternatives attractives se sont offertes à elles : principalement des décharges, avant que le recyclage et le compostage ne se manifestent réellement au XXIe siècle. La géologie de l’île de Montréal, entité géographique d’une superficie de 365 km2 et dont la Ville de Montréal administre environ la moitié du territoire au début des années 1990, a donné naissance à de nombreuses carrières. D’abord exploitées pour leurs matériaux de construction, elles ont souvent été remblayées par des déchets à partir de l’après-guerre. La carrière Miron, à quatre kilomètres au nord de l’incinérateur des Carrières, suit cette trajectoire. Une compagnie privée y extrait du calcaire, produit du ciment et enfouit les déchets pêle-mêle des villes de banlieue de la région de Montréal, en faisant le plus grand site d’enfouissement au Canada (Marrec 2024). Après des années de plaintes riveraines, critiquant le dynamitage, la poussière, le risque d’explosion des biogaz et les odeurs, la Ville de Montréal exproprie la compagnie qui gérait le site, commence sa dépollution en 1988 et promet de le fermer en 1994.

L’administration montréalaise hausse les tarifs d’enfouissement à Miron pour amortir les coûts de dépollution, dans l’optique de transformer ce site clivant en grand parc urbain. Les villes de banlieue, prenant acte de la fermeture imminente du site et de la hausse des tarifs d’enfouissement, se tournent vers des dépotoirs plus éloignés de Montréal gérés par des compagnies privées, sous l’œil permissif du ministère de l’Environnement. La Ville de Montréal est alors confrontée à la gestion coûteuse de deux sites de traitement de déchets ménagers qui entrent en concurrence. Refusant d’engager les sommes importantes nécessaires à la modernisation de l’incinérateur des Carrières, elle préfère le fermer pour rediriger ses déchets ménagers vers le site Miron afin d’accélérer son comblement et de faciliter sa transformation subséquente. Bref, la présence de nombreuses décharges dans la grande région de Montréal, d’abord la carrière Miron puis d’autres sites en périphérie lointaine, comme Lachenaie, et le coût relativement faible de l’enfouissement au Québec ont participé à la disparition de l’incinération dans la métropole canadienne.

Une image insérée dans un document produit par la Ville de Montréal en 1990 anticipe le futur de l’incinérateur des Carrières (figure 4). La structure de l’incinérateur y est cachée par une riche végétation, dont s’échappent deux cheminées qui ne fument plus. Sur l’emprise ferroviaire adjacente à l’usine, l’image représente un réseau piéton et cyclable : c’est le réseau vert, autre promesse importante du RCM qui sera réalisée en 1994. Cette représentation signifie la transition opérée à Montréal à partir des années 1970 vers des quartiers centraux désindustrialisés à l’environnement urbain assaini. Mis ensemble, l’abondance énergétique canadienne, l’alliance entre nouvelles classes moyennes et politique urbaine réformiste et environnementaliste, le désinvestissement dans l’entretien des infrastructures municipales et la concurrence des sites d’enfouissement ont mené à la fermeture de l’incinérateur des Carrières en 1993, après une vie utile relativement courte. Accompagnant un mouvement plus large de désindustrialisation, la fin de l’incinération des déchets dans l’espace montréalais a eu des résultats paradoxaux. Si elle a réduit la pollution émise en ville, elle a exporté les conséquences environnementales des modes de vie urbains hors de l’île de Montréal, allant à l’encontre du principe de proximité dans la gestion des déchets.

Figure 4. Représentation du projet de réseau vert, piste piétonne et cyclable construite sur l’emprise ferroviaire du Canadien Pacifique, avec les cheminées de l’incinérateur des Carrières en arrière-plan

Source : Archives de la Ville de Montréal, AVM 001 VM097-02-05-D390, 1990.

Bibliographie

  • Biothermica 1991. Étude de faisabilité comparée des modifications possibles de l’incinérateur des Carrières. Rapport principal, volume 1, AVM (Archives de la Ville de Montréal), 001 VM049-15-3-D12.
  • Comité exécutif. 1980. Vente de vapeur. Incinérateur des Carrières, AVM 001 VM004-17-2-3-3 158-06-05-02.
  • Hommels, A. 2005. Unbuilding cities. Obduracy in urban sociotechnical change, Cambridge : MIT Press.
  • Letendre, R. 1993. Lettre à Richard Le Lay, vice-président affaires corporatives, Domtar Inc, AVM 001 VM009-01-D014.
  • Marrec, A. 2024. « Du biogaz en héritage. Mobilisations autour d’un “gisementˮ d’énergie dans une décharge urbaine (Montréal, 1986-2009) », Urban History Review/Revue d’histoire urbaine, vol. 52, n° 2, p. 257-282.
  • Pronovost, R. et Ravary, P. 1986. Étude de préfaisabilité. Incinérateur des Carrières. Étude d’approvisionnement en vapeur d’une usine de désencrage de papier, AVM 001 VM004-17-2-3-3 158-06-07-04.
  • UNEP. 2019. Waste to Energy : Considerations for Informed Decision-making, Nairobi : United Nations Environment Programme.
  • Von Roll. 1965. Devis No. 41-6240 pour une usine d’incinération des ordures ménagères, AVM 001 VM004-17-2-1.
  • Whitson, D. et Horne, J. 2006. « Underestimated costs and overestimated benefits ? Comparing the outcomes of sports mega-events in Canada and Japan », The Sociological Review, vol. 54, n° 2, p. 73-89.

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Pour citer cet article :

, « L’incinérateur des Carrières de Montréal : la trajectoire délicate d’une infrastructure lourde », Métropolitiques , 1er mai 2025. URL : https://www.metropolitiques.eu/L-incinerateur-des-Carrieres-de-Montreal-la-trajectoire-delicate-d-une.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2163

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