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L’Europe des classes sociales

Un ouvrage récent décrit le profil et la part des différentes classes sociales – populaires, moyennes et supérieures – à l’échelle de l’Europe. Comme le souligne Gilles Laferté, en posant la question de l’unité de l’espace européen, cette enquête ouvre des pistes de réflexion stimulantes sur les échelles géographiques pertinentes – locales, nationales et transnationales – pour analyser la structure sociale.
Recensé : Cédric Hugrée, Étienne Penissat et Alexis Spire, Les Classes sociales en Europe. Tableau des nouvelles inégalités sur le vieux continent, Marseille, Agone, 2017.

L’ouvrage d’Étienne Penissat, Cédric Hugrée et Alexis Spire poursuit l’ambition originale de saisir les contours des classes sociales à l’échelle du continent européen, bien au-delà des comparaisons routinières à l’échelle des nations. La question est passionnante pour les sciences sociales et pose a minima deux défis : celui de la mesure technique et statistique de cet espace social européen ; et celui, plus théorique et empirique, de la variation des échelles d’analyse pour penser la spatialisation de la structure sociale à l’échelle du vieux continent. Bien sûr, ce livre ne peut à lui seul répondre à ces vastes questions. De même, le ton parfois politiquement situé – et revendiqué comme tel – des auteurs ne nuit pas fondamentalement aux avancées scientifiques réelles de l’ouvrage qui porte sur trois points : une photographie statistique de la structure de classe en Europe, une interrogation sur le degré d’unité de cet espace social européen, et une invitation à développer une approche spatialisée des structures sociales.

Une vision statistique et tripartite de l’espace social européen

Longtemps, la représentation de l’espace social européen est restée techniquement impossible, tant les appareils statistiques étaient construits pour des mesures nationales. Les statistiques européennes en voie de constitution sont frustes, souvent limitées à des indicateurs de revenus et de diplômes. Pour mener à bien leur entreprise – réfléchir en sociologue français de la stratification sociale, ce qui veut dire, en sociologue classiste convaincu de la primauté des « professions et catégories socio-professionnelles » (PCS) dans la définition de la structure sociale, contre la tradition anglo-saxonne basée sur les seuls critères de revenus et de diplôme –, les auteurs tirent tous les bénéfices de la récente nomenclature ESEG (« European socio-economic groups »), issue du travail piloté par l’INSEE à la demande d’Eurostat (composée de 7 groupes et 30 sous-groupes socio-professionnels). Retrouvant les groupes socio-professionnels indispensables à une analyse en termes de classes, le livre propose un schéma de la société européenne divisé en trois classes sociales. Si, empiriquement, les auteurs souhaitent reposer la question du contour des classes sociales après les transformations structurelles qu’ont connues les populations actives lors des 30 à 40 dernières années (déclin de l’industrie au profit des services et du commerce, augmentation constante des emplois de cadres et de professions intermédiaires, développement du chômage de masse), leur schéma théorique reprend toutefois un chemin classique. Ce dernier est celui ouvert par Pierre Bourdieu avec, d’une part, la place centrale du travail et donc de la nomenclature socio-professionnelle pour caractériser la position sociale et, d’autre part, la notion d’espace social structuré par ses deux axes, le capital économique et le capital culturel.

Le premier résultat majeur du livre est donc de donner une image de l’espace social européen. En effet, selon les auteurs, les classes sociales construites par regroupement, dont les limites peuvent certainement se discuter tant les statistiques ne semblent pas d’elles-mêmes dessiner trois groupes sociaux tranchés, présentent toutefois des caractéristiques communes valables à l’échelle européenne. Dans le chapitre 2, les classes populaires, 43 % de la population européenne, sont scindées en deux. Une première partie forme les fractions les plus fragiles, des ouvriers et employés peu qualifiés, et des travailleurs indépendants, principalement dans l’agriculture. On peut bien sûr douter de l’ancrage populaire de la catégorie agricole, tant les riches agriculteurs du nord de l’Europe ne partagent pas grand-chose avec les agriculteurs roumains et ne sauraient être rangés du côté des prolétaires. Mais on conçoit qu’il s’agit ici de saisir les grandes lignes de cette catégorie sociale, où la masse des petits agriculteurs du Sud écrase l’embourgeoisement de ceux du Nord. Le second groupe des classes populaires assemble des emplois plus qualifiés, ouvriers et employés, avec des statuts stabilisés. Les classes populaires ont en commun de vivre partout une séparation sociale et culturelle vis-à-vis des autres classes sociales – particulièrement visible dans l’accès aux biens de consommation ou à la santé, ou encore, par exemple, sur les nouvelles technologies – ce que les auteurs nomment la fracture numérique, et apparaissent alors davantage fragilisées aujourd’hui qu’hier et davantage éloignées des classes moyennes. Vulnérables, lieu de réception des migrations, démobilisées politiquement, elles se montrent plus rétives au processus politique de construction européenne.

Les classes moyennes, 38 % de la population européenne, se déclinent elles en quatre pôles : deux dans le public selon le niveau de qualification, plaçant les plus qualifiés dans les strates supérieures (enseignants, professions intermédiaires de la santé et du droit, etc.) et les moins qualifiés en bas des classes moyennes (policiers, militaires, emplois de guichets, etc.) ; deux dans le privé, là encore selon une hiérarchie des diplômes, distinguant en haut les gérants de commerce, les informaticiens et les techniciens, et en bas les agents de sécurité (que nous aurions plutôt placés en classes populaires, montrant bien la porosité des frontières de classes) et employés de bureau notamment. Ces classes moyennes se distinguent des classes populaires par leur confort matériel, en étant majoritairement propriétaires de leur logement, et des aspirations culturelles, la lecture, les nouvelles technologies de l’information et de la communication, voire l’occupation de postes politiques, notamment pour les enseignants, qui les rapprochent des classes supérieures. Le chapitre sur les classes moyennes s’interroge finalement sur le rôle politique que tiendra ce groupe social dans le projet européen, qui ne serait pas encore perçu par lui comme un projet d’émancipation sociale.

Les classes supérieures, 19 % de la population, forment ainsi les classes sociales les plus européanisées, de par leur mode de vie, leurs contacts et leurs voyages, mais aussi par intérêt, tant elles tirent profit du projet européen et de la mondialisation. Les auteurs évacuent la possibilité de distinguer au sein de ce groupe une élite plus fine, comme les grandes fortunes étudiées par les Pinçon-Charlot [1], au nom de l’idée que ces classes supérieures larges constituent un système de cercles concentriques qui travaillent dans le même sens et partagent un mode de vie et des affinités culturelles. Trois pôles se distinguent alors : celui, tout en haut, des cadres supérieurs qui occupent des fonctions de direction dans les entreprises et les administrations et qui concrètement dirigent de nombreux salariés ; les hauts diplômés des professions intellectuelles, scientifiques et artistiques (universitaires, ingénieurs, etc.) incluant les professions libérales (médecins, avocats, etc.) ; enfin, les chefs de petites et moyennes entreprises, les entrepreneurs, soit le bas du haut. Du point de vue des revenus, la frontière entre le haut des classes moyennes et le bas des classes supérieures semble bien difficile à tracer. En dehors des hauts revenus, la distinction des classes supérieures vis-à-vis des classes moyennes est donc plus sûrement faite par le capital culturel, et notamment par le niveau de diplôme et l’acquisition de ressources internationales (maîtrise des langues étrangères et d’autres cultures que nationales, contacts à l’étranger, par les loisirs, les diplômes et les formations, ou encore les sociabilités professionnelles). Et ce sont ces classes supérieures qui toujours plus monopolisent les fonctions politiques et finalisent ainsi leur position dominante.

Quelle unité à l’espace social européen ?

La description d’un espace social européen est donc désormais statistiquement réalisable. Pour autant, quel sens peut bien avoir le fait de comparer un ouvrier roumain avec un cadre danois dans un territoire où les institutions politiques ne semblent pas pleinement unifier les sociétés ? Certes, l’idée que les frontières sociales s’arrêtent de moins en moins aux frontières nationales milite en faveur de la formation d’un espace social européen. L’étude des mobilités géographiques est bien sûr un complément essentiel à l’analyse territorialisée de la structure sociale. Ces mobilités, qui sont le fait aussi bien des cadres (par le travail, le tourisme) et des retraités (qui de plus en plus nombreux gagnent les rives de l’Europe du Sud), que des classes populaires et moyennes des pays les plus pauvres (migrant vers les pays les plus riches pour des emplois de services), construisent pas à pas l’espace social commun.

Sur ce point, on ne peut que suivre les auteurs. Mais à partir de quand, de quel niveau d’imbrication, pourrait-on parler d’un espace social européen, et quels seraient les éléments minimaux de sa réalisation ? Jusqu’où les classes sociales dont il est question ici sont-elles en relation, en interdépendance ? Le Brexit fait-il sortir le Royaume-Uni de cet espace social européen ? Si non, alors pourquoi s’arrêter aux frontières actuelles de l’Union européenne ? Ou encore, l’espace social européen est-il amené à se renforcer et à remplacer à terme les espaces sociaux nationaux, ou devons-nous penser durablement un système d’emboîtement des espaces sociaux selon la focale territoriale ? Et par conséquent, ne faudrait-il pas mettre le pluriel à la structure sociale pour penser les structures sociales variables selon l’échelle d’analyse ? Prudents, les auteurs ne prennent pas cette question de front ; mais ils proposent des éléments de réponses à ces enjeux essentiels. Ils parlent bien d’un espace unifié quand ils font des classes populaires de l’est de l’Europe le bas de l’espace social européen. Ce bas de l’espace social comporterait encore de nombreux agriculteurs, notamment bulgares et roumains. De même, les pistes envisagées pour penser l’emboîtement des espaces sociaux nationaux sont encore sommaires, mais de fait, un système d’équivalence est proposé pour comparer les situations des diverses classes sociales nationales à partir du critère simple du pourcentage de ménages par pays à pouvoir s’offrir une semaine de vacances. On découvre alors que les classes populaires suédoises auraient un niveau de vie supérieur à celui des classes supérieures roumaines.

Il faudrait démultiplier les indicateurs de ce type. Ainsi, un double jeu prendrait chacune des classes sociales prises dans leur fractionnement national et européen. Dominantes à l’échelle nationale ou subrégionale, les classes supérieures roumaines, par exemple, seraient dominées à l’échelle européenne, formant en somme des cadres d’exécution des cadres dominants de l’ouest et du nord de l’Europe, en Allemagne, France et Royaume-Uni principalement. L’Europe de l’Est et du Sud serait l’atelier, le potager et le grenier de l’Europe du Nord. Selon l’espace social de référence, selon la scène de l’interaction, les logiques de la domination sociale sont donc réversibles. Il s’agit là d’un résultat peu mis en avant, mais qui semble très important : l’idée que plusieurs espaces sociaux se chevauchent, a minima européens et nationaux, voire, pourquoi pas, infranationaux, et que ce faisant les structures sociales sont plurielles. Cela interroge finalement jusqu’au programme d’une objectivation des structures sociales, en fait toujours relatives aux frontières géographiques implicites des espaces sociaux étudiés. En tout cas, la dénationalisation de l’espace social semble en route alors même que toute la sociologie est restée jusqu’à récemment très nationalo-centrée et dépendante de la construction notamment statistique des États-nations. Pour poursuivre l’analyse au-delà de ces intuitions statistiques, il faudrait par exemple collecter des données au sein des grandes entreprises pour saisir la chaîne de dépendance entre les sites des groupes européens. On pourrait également imaginer des dispositifs d’ethnographie des classes sociales multisituées pour démontrer les causalités. On comprend que pour les auteurs, en l’état, l’espace social européen est comme implicitement posé en hypothèse. Il ne se substitue pas aux espaces sociaux nationaux, mais viendrait en somme les coiffer de structures supranationales de dépendance dont beaucoup sont encore à objectiver.

Pour une sociologie géographique de la structure sociale

L’autre point que l’on devine à la lecture du livre est que, finalement, l’articulation entre la structure sociale et l’espace géographique s’opère peut-être moins à l’échelle comparative des nations qu’à celle des types de territoires et de leur spécialisation dans la chaîne productive. À plusieurs reprises, les auteurs suggèrent la place de la métropolisation dans ce processus avec, d’un côté, des villes dominantes de l’espace social européen (comme Londres, Paris, Bruxelles et Francfort, mais on peut s’interroger si d’autres villes mondiales ne jouent pas dans la structuration de l’espace social européen), qui concentrent les catégories sociales dominantes, en haut des chaînes à la fois de décision et de distinction sociale, et de l’autre côté des espaces plus dépendants formés bien sûr en bout de chaîne par les campagnes de l’est et du sud de l’Europe, lieu géographique du bas de l’espace social européen. Cette intuition est pour nous essentielle tant elle complexifie la géographie de la/des structure(s) sociale(s) – d’autres y ont pensé, notamment la géographie sociale [2] –, mais ici, à l’échelle européenne, avec des espaces sociaux emboîtés dans un système plus vaste, dans lequel le degré de métropolisation et de concentration des activités économiques et politiques décisionnaires joue un rôle essentiel, comme le centre du centre, hier joué par les grandes villes de chaque État-nation.

En l’état, malheureusement, les statistiques européennes étant très mal renseignées d’un point de vue géographique (le système dit des nuts ne peut descendre qu’à l’échelle des départements, alors qu’il faudrait une précision à l’échelle de la commune, voire infracommunale), il est mal aisé de pousser plus en avant cette hypothèse. Mais cette idée est essentielle. Non seulement elle invite à dépasser les frontières de la sociologie urbaine, centrée sur les disparités au sein d’une métropole et voyant peu que l’hyperconcentration des catégories supérieures n’est possible qu’à la condition d’un contrôle parfois à très longue distance des catégories populaires d’autres espaces sociaux. De même, toute une tradition sociologique néglige le fait que les positions sociales sont de fait non figées, mais multiples selon l’espace dans lequel on l’inscrit, européen, national, sous-régional, urbain, rural ou local. En ce sens, la rigidité des représentations statistiques de l’espace social est bien à prendre avec des pincettes, tant la focale d’observation relativise les classements. Il y a moins une structure sociale objective que des représentations de la structure sociale. L’ethnographie des classes sociales doit permettre d’enrichir ces premiers efforts d’objectivation statistique d’un espace social européen dont les lieux de la distinction sociale ne seront probablement jamais unifiés, laissant tout un champ ouvert à la constitution d’une sociologie géographique de la structure sociale, qui non seulement observe les disparités territoriales, mais entre dans leur causalité, leur dynamique et leurs conséquences politiques.

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Pour citer cet article :

Gilles Laferté, « L’Europe des classes sociales », Métropolitiques, 11 avril 2019. URL : https://metropolitiques.eu/L-Europe-des-classes-sociales.html

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