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Jouer de la vulnérabilité résidentielle. Le travail de relogement au cœur de la démolition des grands ensembles

Le rôle des « relogeurs », acteurs majeurs de la rénovation urbaine des grands ensembles, est méconnu. Œuvrant dans les coulisses des campagnes de démolition, leur travail consiste à satisfaire les objectifs de relogement des bailleurs… quitte à jouer ou se jouer des formes de vulnérabilité vécues par les locataires.

Dossier : Les vulnérabilités résidentielles en questions

La mise en place en 2003 de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) a généralisé les opérations de démolition dans les quartiers d’habitat social anciennement ciblés par la politique de la ville. Les recherches engagées aujourd’hui dans ce domaine se sont jusqu’ici focalisées davantage sur la genèse politique et l’architecture institutionnelle de la démolition (Epstein 2013), sur ses effets (limités) sur la composition sociale des quartiers, comme sur les trajectoires résidentielles de leurs résidents (Lelévrier 2010), et moins sur les conditions concrètes dans lesquelles elle est menée. Étudier ces opérations de démolition à partir d’une sociologie du travail du relogement, que l’on peut considérer à quelques exceptions près (Dietrich-Ragon et Fijalkow 2013 ; Lelévrier 2014) comme le parent pauvre des recherches consacrées à la rénovation urbaine des années 2000, constitue alors un cadre d’analyse intéressant.

Ciblant les différentes fractions des classes populaires habitant aujourd’hui les grands ensembles, le travail de relogement permet de poser d’une manière particulière la question des « vulnérabilités résidentielles », en insistant sur les formes de discrédit et d’instabilité résidentiels associés au fait d’occuper une position dévalorisée dans l’espace urbain. Synonyme pour les locataires d’une obligation de déménager, la rénovation fonctionne de ce point de vue comme un rappel cinglant de leur vulnérabilité résidentielle. La démolition rompt de manière soudaine et forcée la trajectoire des ménages populaires. Cette trajectoire, tout en les ayant conduits vers les fractions reléguées de l’espace urbain, leur avait néanmoins permis le plus souvent de redéployer une forme d’ancrage local ou domestique, s’appuyant sur le développement des ressources que recèle l’espace d’habitation (Fol 2010 ; Gilbert 2014). Notre étude [1] vise plus généralement à analyser la manière dont les relogeurs mobilisent, au cours des procédures et des interactions avec les ménages, les différentes formes de vulnérabilité socio-résidentielle des locataires des grands ensembles, et ce afin de travailler leurs aspirations résidentielles dans un sens conforme aux contraintes opérationnelles et aux objectifs patrimoniaux qui structurent l’action du bailleur dans le cadre des projets de rénovation urbaine.

Le maniement du stigmate socio-résidentiel comme technique de relogement

Le travail de relogement se distingue tout d’abord des autres services du bailleur par l’importance des contraintes opérationnelles qui pèse sur lui, à commencer par l’injonction hiérarchique à reloger « au plus vite » les habitants des immeubles ciblés par les opérations de démolition. La surexposition des relogeurs aux pressions opérationnelles illustre plus largement la position dominée qu’occupe le relogement au sein de l’espace institutionnel et professionnel des projets de rénovation, pilotés par les élus locaux et les cadres techniques et financiers du bailleur. Dans le cadre du terrain enquêté, cette position dominée s’explique tout d’abord par la situation de porte-à-faux institutionnel des opérations de relogement. Celles-ci placent ses agents à l’intersection de logiques d’action contradictoires. Les relogeurs sont ainsi situés en porte-à-faux entre la démolition et les reconstructions, entre le droit commun et un régime dérogatoire d’attribution des logements, ou entre proximité physique et distance sociale vis-à-vis des locataires. La relégation institutionnelle du relogement s’appuie également sur le recrutement social particulier du service étudié, qui apparaît en moyenne plus féminisé, plus âgé, moins diplômé, et plus fortement lié à l’immigration que les autres services du bailleur (François 2014).

Pour pousser les locataires à quitter leur ancien appartement et à accepter au plus vite d’emménager dans le logement que leur propose le bailleur, les relogeurs sont ainsi amenés à employer diverses techniques qui oscillent entre la persuasion la plus douce et la violence verbale la plus explicite. Figurent au premier rang de ces « techniques de relogement » divers procédés d’infériorisation sociale et symbolique des ménages. Or, ces procédés prennent directement appui sur les formes de vulnérabilité socio-résidentielle qui caractérisent les territoires et le public visés par la rénovation.

Les usages que font les agents institutionnels du caractère stigmatisé du quartier promis à la démolition en offrent un premier exemple. Insister sur l’image négative des quartiers et des immeubles (leur « mauvaise réputation », leur « insécurité », leurs « trafics » ou leur « saleté » supposée) constitue une constante du discours des promoteurs politiques et des responsables administratifs de la rénovation urbaine. Il leur permet d’en justifier la refonte par la démolition. Cette nécessité idéologique de la rénovation se redéploie également à l’échelle plus discrète, mais aussi plus directe, des interactions entre locataires et relogeurs. En pratique, les allusions fréquentes de ces derniers à la « dégradation » du quartier ou du bâti fonctionnent, en effet, comme un moyen de faire apparaître les « vœux de relogement » exprimés par les ménages comme « exagérés », « dérisoires », voire « ingrats » au regard de l’« opportunité » de sortir du quartier qu’offrirait le projet de démolition. Le stigmate qui frappe les zones urbaines sensibles est donc rappelé et manié par les agents institutionnels à l’occasion des procédures. Cette démarche leur permet, dans un même mouvement, de valoriser l’action rénovatrice et le destin résidentiel proposé aux locataires, et d’aligner les aspirations de ces derniers sur les contraintes opérationnelles du bailleur.

Le processus d’infériorisation des ménages ainsi mis en œuvre peut également s’appuyer sur la situation locative problématique des individus relogés. Les locataires endettés en sont le meilleur exemple. La présence d’une dette de loyer se présente, en effet, comme une « circonstance aggravante » pour les relogeurs, qui réduit alors considérablement les marges de négociation de ménages vus comme de « mauvais locataires ». Elle justifie ainsi aux yeux des agents institutionnels le caractère plus autoritaire – et assumé comme tel – des interactions avec les ménages endettés. Leur relogement apparaît soumis davantage que pour les autres locataires au pouvoir discrétionnaire du bailleur, comme l’illustre le cas de Madame L.

Née en 1973, employée d’hôtellerie à temps partiel d’origine antillaise et élevant seule ses deux enfants (et en attendant un troisième au moment de la procédure), Madame L. réside dans un F3 du quartier dans lequel elle a grandi et qui est promis à la démolition. Lors de l’enquête sociale réalisée à son domicile, elle émet initialement le vœu de quitter son quartier et d’être relogée dans un trois-pièces d’une commune limitrophe où vit sa mère. Ayant accédé dans un premier temps à sa demande, la chargée de relogement revient finalement sur sa décision en accordant à une autre locataire l’appartement F3 qui lui avait pourtant été déjà attribué par la commission d’attribution. Elle la positionne « en échange » sur un F4 situé dans son quartier d’origine, près de l’immeuble où réside sa sœur. Interrogée sur les raisons avancées et la réaction de la locataire face à un tel revirement, la chargée de relogement justifie alors sa décision en soulignant que cette dernière « n’était pas trop en position de discuter à cause de sa dette de loyer ». L’endettement locatif constitue une très forte préoccupation des chargés de relogement, qui s’informent souvent de l’état et de l’évolution de ce qui s’apparente, pour eux, à un signe de bonne volonté ou de défiance du locataire à l’égard du bailleur. Celui-ci offre donc un autre support efficace des procédés d’infériorisation socio-résidentielle que mettent en œuvre les relogeurs.

Le cas de Madame L. indique également le rôle crucial que joue la temporalité dans la procédure de relogement (Dietrich-Ragon et Fijalkow 2013). L’ajustement entre les attentes des locataires et les objectifs du bailleur constitue un processus à la fois continu et réversible, susceptible de varier au gré des négociations et des arbitrages proposés aux ménages aux différentes étapes de la procédure. Les chargés de relogement opèrent alors un travail de hiérarchisation et de sélection des vœux émis par les locataires, conduisant, par exemple, ces derniers à devoir abandonner une localisation particulière au profit d’un logement plus spacieux (comme dans le cas de Madame L.).

Entre bailleur et quartier : comprendre le rapport des locataires à la rénovation

Si la conduite de la rénovation s’appuie sur une instrumentalisation multiforme de la vulnérabilité socio-résidentielle des ménages, le relogement reste cependant marqué par les pratiques et les représentations profanes des locataires.

L’observation des interactions entre relogeurs et résidents offre ici l’occasion de saisir en contexte le rapport socialement différencié des ménages au bailleur. En fonction des ressources dont ils disposent, les locataires peuvent adopter plusieurs attitudes face à la procédure. Les ménages les moins dotés affichent souvent une forme de « remise de soi » vis-à-vis de l’institution (Bourdieu 2000), qui les amène à déléguer aux chargés de relogement l’entière initiative de la procédure et à accepter sans objecter leur décision. D’autres locataires, occupant souvent une position plus stable au sein des classes populaires, peuvent, au contraire, développer des formes d’appropriation stratégique de la procédure (leur permettant, par exemple, de réaliser une aspiration résidentielle ancienne, comme l’obtention d’un logement plus grand ou mieux situé dans l’espace du quartier ou de la ville), voire montrer dans certains cas une opposition franche et durable à l’action des relogeurs. Les locataires déploient à cette occasion diverses pratiques (évitement des agents institutionnels, applications sélectives ou non conformes de leurs instructions, échange d’informations entre résidents, etc.) qui fonctionnent comme des « résistances » au déroulement des opérations.

Ces « résistances locatives » se distinguent par plusieurs aspects des tentatives d’opposition organisée ou militante à la démolition (Deboulet 2009). Elles s’en distinguent tout d’abord par le fait qu’elles relèvent essentiellement de démarches informelles et individuelles (à l’exception des échanges d’informations entre résidents, qui présentent, eux, une dimension collective). Elles reposent ensuite sur la mobilisation des seuls locataires des immeubles concernés par la rénovation. Elles visent également davantage l’obtention de meilleures conditions de relogement que la remise en question du projet de démolition en tant que tel. Les formes d’obstruction et d’opposition à la procédure de la part des locataires se distinguent enfin des mobilisations « anti-démolition » par le caractère plus diffus mais aussi plus prégnant des contraintes qu’elles exercent sur la conduite des opérations. La prise en compte de ces résistances locatives n’en demeure pas moins cruciale pour l’analyse du travail de relogement, et plus largement pour l’analyse des effets sociaux et symboliques de la rénovation sur les espaces et les populations qui en sont la cible.

L’ethnographie du relogement permet enfin d’éclairer la question centrale du « rapport » des locataires à la rénovation en général, et avec leur quartier et leur nouveau logement en particulier. À l’occasion des procédures de relogement, les ménages endossent le poids d’un stigmate socio-résidentiel renforcé. Le relogement contribue ainsi à produire ou à renforcer une forme de désaffectation des locataires à l’égard de leur quartier et de leur situation résidentielle, dont seuls les manquements sont mis en avant par l’institution. Or, comme l’illustre le cas de Madame L., la procédure ne permet pas toujours aux locataires, chez qui elle a en réveillé ou activé le souhait, de quitter leur quartier. Ces derniers voient ainsi tour à tour leurs aspirations ouvertes puis interdites par le relogement. Le « rapport au quartier » ou la supposée « satisfaction » des relogés dépendront donc tout d’abord de la pente (ascendante, descendante, ou horizontale) de la trajectoire résidentielle qui résulte objectivement de leur relogement (Lelévrier 2010). L’ethnographie des pratiques de relogement montre, néanmoins, que ce rapport des ménages à la rénovation et au quartier dépendra également du degré de consentement à la procédure et d’adhésion à leur nouvelle situation résidentielle auquel aura abouti le travail que mènent les relogeurs sur leurs aspirations, qui portent ainsi toujours la trace de leur action [2].

La mise en lumière de ce jeu sur les aspirations des locataires et des modalités concrètes de la réattribution des logements sociaux constitue l’un des principaux apports de l’observation du travail de relogement à la sociologie de la rénovation urbaine. Elle montre comment les pratiques des relogeurs participent à la construction des vulnérabilités résidentielles qui caractérisent les grands ensembles en rénovation. Elle permet enfin de discuter la réalité du « choix » des locataires en matière de relogement, et amène ainsi à relativiser l’importance de la question de la « satisfaction » des ménages relogés que les évaluations de l’ANRU mobilisent pourtant comme un exemple des conséquences « positives » de la démolition.

Bibliographie

  • Bourdieu, P. 2000. Les Structures sociales de l’économie, Paris : Seuil, coll. « Liber ».
  • Deboulet, A. 2009. « De l’épreuve à l’enjeu urbain : gestion du risque et mobilisations collectives autour de la démolition », in Carrel, M, Neveu, C. et Ion, J. (dir.), Les Intermittences de la démocratie. Formes d’action et visibilités citoyennes dans la ville, Paris : L’Harmattan, p. 101‑120.
  • Dietrich-Ragon, P. et Fijalkow, Y. 2013. « “On les aide à partir”. Le relogement comme révélateur des contradictions du développement social dans le cadre de la rénovation urbaine », Espaces et Sociétés, n° 155, p. 113‑128.
  • Epstein, R. 2013. La Rénovation urbaine. Démolition-reconstruction de l’État, Paris : Presses de Sciences Po, coll. « Académique ».
  • Fol, S. 2010. « Mobilités et ancrages dans les quartiers pauvres : les ressources de la proximité », Regards sociologiques, n° 40, p. 27‑43.
  • François, C. 2014. « Infériorisation sociale et assignation résidentielle des relogés de la rénovation urbaine », Genèses, n° 96, p. 86‑109.
  • Gilbert, P. 2014. Les Classes populaires à l’épreuve de la rénovation urbaine. Transformations spatiales et changement social dans une cité HLM, thèse de doctorat en sociologie, université Lyon‑2 Lumière.
  • Lelévrier, C. 2010. « La mixité dans la rénovation urbaine : dispersion ou re-concentration ? », Espaces et Sociétés, n° 140‑141, p. 59‑74.
  • Lelévrier, C. 2014. « La rénovation urbaine, un “re-peuplement” des grands ensembles ? », in Desage, F., Morel Journel, C. et Sala Pala, V. (dir.), Le Peuplement comme politiques, Rennes : Presses universitaires de Rennes, coll. « Géographie sociale », p. 175‑194.

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Pour citer cet article :

Camille François, « Jouer de la vulnérabilité résidentielle. Le travail de relogement au cœur de la démolition des grands ensembles », Métropolitiques, 19 février 2016. URL : https://metropolitiques.eu/Jouer-de-la-vulnerabilite.html

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