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Il dit, et la ville fut : pratiques discursives et fabrique urbaine

Quelle est l’incidence des récits de ville et de quartiers sur la transformation des paysages urbains ? L’ouvrage Dire la ville c’est faire la ville interroge les modes de production de ces territoires sous l’angle du discours des acteurs qui mettent en scène, instrumentalisent ou projettent l’urbanisme, son histoire, ses modèles, ses idéologies et ses politiques.
Recensé : Yankel Fijalkow (dir.), Dire la ville c’est faire la ville. La performativité des discours sur l’espace urbain, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2017, 196 p.

À partir de terrains essentiellement français, élargis à deux incursions à Montréal et Tel Aviv, l’ouvrage Dire la ville c’est faire la ville ambitionne d’explorer le rôle des discours – officiels ou non, marchands ou civiques – dans la production et la transformation de l’espace urbain. Si on peut regretter l’absence de toute référence au livre de Muriel Rosemberg (2000) sur le marketing urbain, qui se proposait déjà de coupler l’étude de l’action et du discours des villes d’Amiens, Lille, Montpellier et Nantes, ou à celui du sociologue Patrick Baudry (2012) pour qui « l’idée de ville est toujours plus forte que ses plans » (2012, p. 43), cet ouvrage collectif pluridisciplinaire (géographie, histoire, sociologie, anthropologie, architecture, urbanisme, génie civil) ne manque pas d’intérêt et sa lecture est agréable. Dire la ville c’est faire la ville se place dans le champ des urban narratives [1] et de l’étude du tournant discursif [2] dans les sciences sociales. Il interroge, exemples à l’appui, la notion de performativité ou comment l’urbanisme, en tant que production collective d’acteurs dans laquelle interagissent les professionnels, les élus, les habitants mais aussi les chercheurs, mobilise et homogénéise des discours destinés à s’ancrer dans le réel (p. 21). Trois parties structurent l’ouvrage : la construction d’un discours pour les usagers de la ville et le rôle des stéréotypes (partie 1) ; les décideurs et les mots à propos de la démolition comme symbole polysémique (partie 2) ; les discours des concepteurs de la ville autour des notions de futur et d’idéaux urbains (partie 3).

Usages et concepts


Les auteurs prêtent une attention soutenue aux formes variables de l’argumentation et aux différents stades de la construction d’un récit historique sur la production de l’espace urbain. Ils se préoccupent constamment d’un retour réflexif sur leurs propres méthodologies d’enquête, la conduite d’entretiens et/ou leurs pratiques professionnelles. Le livre s’attache à décrire la manière dont les chercheurs nourrissent non seulement le débat académique – sur la gentrification en l’occurrence – mais aussi comment ils l’exportent vers la presse écrite et la sphère publique. Conscients du fait qu’ils participent pleinement de la fabrication des discours et de la diffusion d’images sur les terrains qu’ils étudient, les auteurs établissent un bilan utile de 40 années d’usages de ce concept décidément résilient de gentrification, qui constitue le fil rouge, en quelque sorte, d’une première partie d’ouvrage très cohérente. À Tel Aviv, par exemple, nous retiendrons volontiers les changements d’échelle et de temporalités finement mobilisés par Caroline Rozenholc. L’auteure choisit de déplacer le regard du centre-ville de la « Ville blanche » ou de la « Ville du Bauhaus » [3] afin de décortiquer la fabrique d’un autre récit, parallèle, né dans le quartier périphérique de Florentine, au tissu urbain d’une exceptionnelle densité, jusqu’à faire de ce dernier « le quartier le plus connu d’Israël » (p. 35), où la société israélienne tout entière, dans ses composantes multiples, se donne à voir, se parle d’elle-même et ancre ses valeurs (p. 39). L’auteure nous montre ainsi comment les débats structurels de la société israélienne recoupent ici le phénomène urbain de gentrification.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage se déploient en écho les contributions de Philippe Genestier, Vincent Veschambre et Rachid Kaddour sur ce qu’ils nomment « l’imaginaire démolisseur » de l’État dans les quartiers de grands ensembles. Cherchant à rendre compte du processus de décision qui, tant au niveau national que local (ici Saint-Étienne), aboutit à démolir, ces auteurs nous invitent à une plongée dans l’imaginaire social dans lequel la politique de démolition prend sa source. Ils cherchent à saisir « la logique cognitive propre » et la doxa de l’aménagisme français (p. 88) : réquisition morale, devoir d’agir et croyance en la capacité de l’autorité étatique de résoudre les problèmes des grands ensembles. Il s’agit de redonner par ce biais à la parole politique l’effet performatif qui la fonde en persistant dans une pensée de l’espace qui relève plus que jamais du spatialisme et d’une vision pastorale de l’action publique. La démolition devient ainsi un espace politique dans lequel le rabattement du social sur le spatial est érigé en croyance diffusée par l’État au nom du remodelage de la société face à une désocialisation annoncée de ces quartiers de grands ensembles. Cette analyse par les discours complète, en la recoupant, la passionnante approche par la photographie de Raphaële Bertho (2014). Cette historienne a en effet montré comment les institutions étatiques ont volontairement intégré en leur sein des services photographiques et cinématographiques pour, d’abord, ériger ces grands ensembles en icônes de la modernité triomphante des Trente Glorieuses puis, dans un second temps, dénoncer la ruine de ce projet social et fonder aujourd’hui, paradoxalement dans certains cas, la reconnaissance de leurs qualités architecturales.

Des idéaux conjugués au futur


Si la partie 3 peut sembler moins cohérente dans sa composition, les contributions en sont stimulantes et font – comme d’autres dans les parties précédentes – une place bienvenue à l’économie et au marché dans la production urbaine. La mixité sociale comme idéal urbain et sociétal est ainsi disséquée par Anne-Laure Jourdheuil à travers le prisme, original, des brochures commerciales et des arguments de vente d’appartements dans des opérations mixtes. Elle montre de quelle façon les promoteurs immobiliers privés tiennent un double discours. Malgré une obligation de transparence, la présence de logements sociaux se fait plus que discrète dans les brochures. Promoteurs et commerciaux préfèrent attendre la nécessaire curiosité dont devraient faire preuve les futurs acquéreurs pour répondre à leurs questions précises. Dans le même temps, la mixité sociale jouissant d’une connotation politique positive, les groupes de promotion immobilière mettent en avant auprès des élus leur forte implication dans la production de logements sociaux. Ce qui est en jeu, dans le mécanisme de vente et la crainte de ne pas revendre, c’est bien le stéréotype du logement social, tantôt promu via la mixité sociale, tantôt dénoncé par l’État et le grand public (partie 2).

De politique, en lien cette fois-ci avec la technique, il est à nouveau question dans l’étude de Vincent Renauld sur les plaquettes de promotion de trois éco‑quartiers emblématiques situés à Grenoble, Nantes et Bordeaux. Pour répondre à la pression environnementale des années 2000 sur les principaux outils de planification urbaine et les normes constructives, et parvenir à la nécessaire réduction de la facture énergétique, des nouveautés techniques sont introduites dans les modes d’habiter ; celles-ci s’accompagnent d’une montée en puissance du discours sur « l’homme durable » et l’usage des techniques. En fabriquant la ville, les producteurs d’espaces fabriquent donc aussi des figures de l’usager en projetant, non seulement des objets ou des choses, mais aussi les conditions sociales de leur utilisation (pratiques, sociabilités, manières d’habiter, etc.). En ce sens, affirme Vincent Renauld, le projet urbain, dans la division du travail qu’il implique, est un projet fondamentalement politique. À l’en croire, les usagers reconnaîtraient les experts de la production de la ville comme ils reconnaissent et délèguent à leurs élus le pouvoir de les représenter. La division du travail dans la fabrique contemporaine de la ville serait ainsi analogue au mode de fonctionnement de la démocratie représentative. Resterait à savoir si les résistances observées dans l’usage de ces techniques pourraient s’apparenter à l’abstention dans la sphère politique.

D’expérience collective et de mise en technologie il est encore question dans la contribution de Nicolas Douay, qui s’interroge sur la place du numérique dans la mise en récit de la ville et dans l’expérience de nouvelles formes à la fois de citadinité et de citoyenneté « augmentées ». L’auteur examine trois formes d’expérimentation numériques, regroupées au sein d’un dispositif sociotechnique d’« éditorialisation » du territoire, appelées City Telling (une cartographie sensible du territoire) – en région parisienne Smart Map –, Heritage Experience (une application de médiation du patrimoine) et Urban Explore (des visites urbaines « augmentées »). Il suggère que le développement de tels outils pourrait se révéler vecteur de mobilisation citoyenne et poser les termes d’un débat local augmenté de contenus et d’expériences en ligne et hors ligne. La capacité de se représenter les enjeux d’un territoire serait renforcée car fondée sur une meilleure connaissance de ce dernier et, avec elle, la capacité de débattre de son avenir. Si la référence aux ambitions de l’éducation populaire (déjà anciennes dans ce domaine) est absente et le propos passablement optimiste, l’auteur ouvre incontestablement des pistes.

Pour conclure, les limites de cet ouvrage résident sans doute dans le fait de revenir une fois de plus sur des catégories déjà anciennes et largement explorées (gentrification, démolition, mixité sociale) tout en n’explorant que timidement le futur sous l’angle du Dire la ville par le numérique et en n’esquissant pas l’exploration de nouvelles catégories de discours sur les espaces urbains communs (Defalvard 2017), hybrides, ou encore transitoires (Douay et Prévot 2016), qui accueillent des pratiques émergentes et de nouvelles initiatives collectives. Pour autant, nous en recommandons la lecture pour son approche suggestive des récits de ville et les perspectives qu’il ouvre.

Bibliographie

  • Baudry, P. 2012. La Ville, une impression sociale, Paris : Circé.
  • Bertho, R. 2014. « Les grands ensembles, cinquante ans d’une politique fiction à la française », Études photographiques, n° 31, p. 4‑29.
  • Defalvard, H. 2017. « Des communs sociaux à la société du commun », RECMA – Revue internationale de l’économie sociale, vol. 345, n° 3, p. 42‑56.
  • Douay, N. et Prévot, M. 2016. « Circulation d’un modèle urbain “alternatif” ? », EchoGéo, n° 36.
  • Rosemberg, M. 2000. Le Marketing urbain en question. Production d’espace et de discours dans quatre projets de villes, Paris : Anthropos, coll. « Villes ».

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Pour citer cet article :

Maryvonne Prévot, « Il dit, et la ville fut : pratiques discursives et fabrique urbaine », Métropolitiques, 8 mars 2018. URL : https://metropolitiques.eu/Il-dit-et-la-ville-fut-pratiques-discursives-et-fabrique-urbaine.html

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