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Essais

Connecter la ville numérique au territoire : l’apport des sciences sociales

S’appuyant sur le constat que l’adaptation des technologies numériques aux réalités des territoires bénéficie autant à la gestion territoriale qu’à l’innovation numérique, Lorraine Peynichou et Jérôme Rollin plaident pour une meilleure coopération entre start-ups et professionnels de l’urbain.

La multiplication de dispositifs technologiques liés à la production et la gestion de données numériques fait apparaître de nouveaux enjeux stratégiques et méthodologiques pour les professionnels de la gestion des territoires [1]. Ces technologies numériques visent, par exemple, à rendre plus performants les services urbains de la gestion de l’eau, de l’assainissement, des déchets ou encore de l’énergie. Le domaine de la mobilité est aussi très riche de nouvelles applications d’optimisation des déplacements en termes de logistique urbaine, de temps de transport ou de confort. Ces technologies peuvent également avoir comme objectif de fournir des services dématérialisés innovants (consommation, échanges de services, domotique) ou de développer des modèles de mobilier urbain interactif. Elles peuvent enfin être développées dans le cadre de projets urbains localisés dans lesquels les smart grids (gestion intelligente des consommations d’électricité) prennent une place croissante.

Ce foisonnement d’idées, de réseaux et de dispositifs invite à une réflexion sur le plan de l’éthique, puisque le développement incontrôlé de ces technologies numériques risque de déconnecter les dispositifs de gestion de l’urbain et les usages de la ville. Dans cette logique, il est, selon Saskia Sassen, nécessaire d’« urbaniser les technologies » pour les adapter aux réalités territoriales, plutôt que d’« utiliser des technologies qui désorganisent la ville » en se concentrant sur leur seul développement technique (Sassen 2011). Les spécialistes de la ville, experts des problématiques urbaines et de leur mise en système, doivent donc trouver des réponses adaptées pour que la ville numérique ne soit pas déconnectée des territoires.

Cet article veut montrer que l’urbanisation des technologies numériques, qui passe par le respect des problématiques locales (Hôte 2014), de ses acteurs, de ses habitants et de ses usagers, est tout autant bénéfique pour les professionnels de l’urbain que pour ceux de l’innovation numérique. La réponse est méthodologique et doit se fonder sur des coopérations impliquant les entrepreneurs et professionnels de la gestion territoriale. Cette démarche commune, bâtie sur des « accords gagnant-gagnant » (Boino 2009) entre ces protagonistes de l’action collective, est susceptible de répondre à un défi de taille : favoriser la pérennisation au plan économique des technologies numériques tout en permettant leur urbanisation.

De façon complémentaire à une approche théorique (Picon 2013), l’article s’appuie sur une étude des modalités d’implantation de trois start-ups [2] intervenant dans le champ de la gestion territoriale. Elles ont été choisies puisqu’elles produisent des technologies numériques qui ont vocation à répondre à des enjeux urbains. Elles intègrent, s’adaptent et transforment les systèmes d’acteurs locaux, tout en ayant l’obligation d’appréhender les usages des territoires. Plus précisément, les start-ups étudiées, localisées en Île-de-France et dans la région lyonnaise, sont de deux types : des start-ups créées à l’initiative d’un(e) entrepreneur(e) et des start-ups issues ou sponsorisées par de grands groupes privés.

Après avoir identifié certaines raisons de la difficile coordination entre start-ups et acteurs publics de la gestion territoriale, nous présenterons quelques pistes méthodologiques permettant de dresser des accords gagnant-gagnant et peut-être de mieux contrôler l’implantation des technologies numériques en ville.

La recherche d’innovations numériques de gestion territoriale : un double facteur d’incertitudes

Le développement des start-ups qui participent à la gestion territoriale est soumis à de nombreuses incertitudes. Celles-ci sont d’abord liées aux difficultés intrinsèques de ce type d’entreprises, qui fondent leur activité sur la recherche et la commercialisation de technologies nouvelles à fort potentiel de croissance (Moreau 2008). Leur intégration au processus complexe de production de la ville (Bourdin et al. 2006) est un facteur aggravant, tant du point de vue des problèmes territoriaux à résoudre que des règles régissant les relations entre les individus et organisations. L’analyse de trois variables de réussite des start-ups permet de mettre en lumière ce périlleux cumul.

La réussite technologique est l’élément structurant d’une start-up. Elle dépend de la capacité de l’entreprise à faire évoluer ses produits et ses compétences. Les innovations proposées, avec leur caractère expérimental, répondent à une démarche de « coup de poker » et ressemblent à de « petites expéditions menées au travers des terres inconnues » (Marty 2002). Le risque est d’autant plus fort dans le domaine de la gestion territoriale car les start-ups doivent rencontrer, négocier et convaincre les services techniques locaux avant de pouvoir installer physiquement leur innovation. Outre les éventuelles incompréhensions liées à des différences de culture professionnelle, ces services mettent parfois en exergue des difficultés techniques inhérentes au contexte local.

L’investissement financier est lié à cette première variable, puisque la logique de pari technique oblige les start-ups à remporter un succès rapide. Cette contrainte est accentuée dans le champ de la gestion territoriale, où l’innovation suppose de mobiliser une filière entière d’acteurs, élus, gestionnaires privés et/ou publics, habitants, usagers (Arab 2014). Ce paysage complexe et le caractère inhabituel de ces temporalités pour les acteurs publics font figure de repoussoirs pour les investisseurs privés. Bien souvent, pour cette raison, les start-ups qui traitent avec le secteur public de la gestion territoriale ont besoin de soutiens et de subventions publiques.

La dernière variable est stratégique, déterminée par la quête d’une rencontre entre l’innovation (produit ou service) et un marché. Une fois le défi technique remporté, l’entreprise a vocation à s’exporter le plus largement possible, la culture numérique correspondant souvent à une recherche de solutions universelles (les logiciels informatiques en sont une bonne illustration). Mais la gestion urbaine doit surtout répondre aux enjeux des territoires, considérés comme lieux d’émergence des problèmes et de définition des solutions. Le décalage peut donc être important entre les attendus d’un modèle économique spécifique et les exigences de la gestion territoriale. Les politiques locales de développement des start-ups doivent s’emparer de cette problématique. Elles ont à encadrer et à favoriser l’agilité de ces entreprises, c’est-à-dire leur capacité à développer et à tester rapidement de nouveaux produits et concepts.

L’assimilation des règles du jeu urbain par les start-ups comme condition de la réussite locale

Si les start-ups qui investissent le secteur public de la gestion territoriale semblent naviguer dans l’incertitude, elles sont aussi une source de bouleversements pour les acteurs publics, l’innovation revenant à « questionner les formes éprouvées d’organisation de l’action collective, à bouleverser les montages juridiques, financiers, intra- et inter-organisationnels, à rompre avec des habitudes professionnelles » (Arab 2014, p. 145). Dans ce contexte, des politiques locales créent des dispositifs visant à organiser l’interface entre acteurs publics et privés. L’incubation et la mise en relation entre grands groupes industriels et start-ups en sont des exemples significatifs.

La création d’incubateurs de start-ups, comme le réseau développé par Paris&Co [3] à Paris, fait figure d’outil performant pour préparer les entreprises à l’épreuve du jeu urbain. Les structures d’incubation offrent des bâtiments équipés pour que les entreprises puissent s’installer mais, surtout, les accompagnent et les inscrivent dans leur environnement. Un entrepreneur ayant bénéficié de l’incubation de Paris&Co témoigne de l’efficacité de ces dispositifs, qu’il considère comme performants « du point de vue relationnel, puisque nous partageons les locaux avec des gens qui partagent le même type de contraintes, d’environnement, d’objectifs, etc. ; d’un point de vue administratif, puisqu’il y a de l’aide pour la création des dossiers, pour monter les dossiers de financements, d’aide publique, etc. […] ; et puis, ensuite, du point de vue relation avec la ville de Paris ». Bénéficier d’un tel outil d’organisation génère la satisfaction d’une meilleure maîtrise de la complexité urbaine. L’entrepreneur tend à rationaliser l’évolution de sa start-up, en considérant que l’incubation lui permet d’assimiler les procédures juridiques, financières et administratives.

Paris&Co développe aussi des dispositifs d’« innovation ouverte ». Dans le monde économique, cette notion désigne les partenariats mis en place par les grandes entreprises pour déléguer leur stratégie d’innovation à de plus petites (Chesbrough 2003). Pour stimuler ces nouvelles coopérations, Paris&Co organise des rencontres [4] et événements afin de favoriser les échanges entre deux mondes qui s’ignorent souvent, les grands groupes industriels traditionnels de la gestion territoriale et les start-ups. Pour un entrepreneur parisien, il s’agit d’une opportunité qui permet « l’identification d’un certain nombre de grands groupes avec qui travailler ». La constitution de ces clubs semble créer une logique « gagnant-gagnant », les start-ups pouvant bénéficier de moyens financiers tandis que les grands groupes industriels peuvent miser sur les capacités d’innovation de structures très agiles.

La création de ces dispositifs de coordination est une solution permettant d’organiser l’incertitude, puisqu’il s’agit d’établir les conditions d’une bonne collaboration avec les institutions, les start-ups et les grands groupes industriels. Reste à savoir comment prendre en compte les habitants et usagers des villes.

Pour une montée en compétence croisée des professionnels de la ville et du numérique

Au vu des spécificités de la gestion territoriale, la mise en place de méthodologies issues des sciences sociales est nécessaire afin de faciliter le travail commun entre les professionnels du numérique et ceux de la ville. Les start-ups de l’innovation numérique regroupent essentiellement des professionnels de l’informatique et du commerce. Leur faible appétence pour la question territoriale se distingue clairement dans les stratégies de certains entrepreneurs, comme ce Lyonnais qui confie ne faire « ni d’analyses qualis, ni d’analyses quantis ». En découlent des techniques de développement purement commerciales : « Et alors là, les commerciaux, tout d’un coup, ils prennent leurs téléphones. Il faut bien aller les chercher, les marchés. » En revanche, pour d’autres start-uppers, appréhender la complexité urbaine, faite d’usages et de représentations variés, permet d’évacuer une source d’incertitude et de justifier des choix. Un start-upper lyonnais qui fabrique du mobilier dit « intelligent » témoigne de l’intérêt de questionner les objectifs fondamentaux des technologies numériques et les problèmes qu’elles doivent résoudre : « on fait des concours d’application, mais on n’a pas répondu à la question de départ. Les villes investissent […] mais il est possible que dans dix ans on ait oublié l’intérêt de beaucoup d’objets intelligents disposés sur l’espace public ». Identifier les problèmes urbains puis déterminer les technologies numériques adaptées constitue une garantie pour la pérennisation de l’innovation. Ce souci de pérennisation est aussi vif chez un start-upper parisien évoquant la mise en place des smart grids : « on commence à parler à des sociologues et à des urbanistes alors qu’au début on ne le faisait pas. Oui, on croit beaucoup à l’accompagnement des usagers dans leur utilisation, ce qui passe nécessairement par une approche par les usages ». Étudier les modalités d’appropriation des dispositifs techniques par les usagers semble ainsi fondamental pour favoriser la réussite de ce type de projets innovants.

Ainsi, les spécialistes de la ville doivent faire valoir leurs compétences lors des projets d’implantation des technologies numériques. L’expertise sur les usages est, par exemple, un moyen efficace de contrebalancer la simplification des phénomènes sociaux et urbains qu’engendre la modélisation informatique. Les outils sociologiques d’analyse des pratiques et des représentations des espaces urbains, les méthodes ethnographiques, les analyses et modes d’action de la psychologie sociale appliquée constituent des moyens d’appréhender la complexité urbaine et les transformations en cours. Enfin, les connaissances sur les rouages de l’action publique urbaine et sur les dynamiques territoriales, souvent mises en relation par les urbanistes, sont tout autant fondamentales pour mettre en système l’ensemble des acteurs de la ville numérique.

Bibliographie

  • Arab, N. 2014. L’Urbanisme en action. Pratiques et innovations, habilitation à diriger les recherches, vol. 2, université Paris-Est.
  • Boino, P. (dir.). 2009. Lyon : la production de la ville, Marseille : Parenthèses.
  • Bourdin, A., Lefeuvre, M.-P. et Melé, P. 2006. Les Règles du jeu urbain. Entre droit et confiance, Paris : Descartes & Cie.
  • Chesbrough, H. 2003. Open Innovation : The New Imperative for Creating and Profiting from Technology, Cambridge (Massachusetts) : Harvard Business School Press.
  • Hôte, C. 2014. Les Territoires dans la politique d’expérimentation de la région Île-de-France, entre attractivité à long terme et amélioration de l’action publique : quelles appropriations des expérimentations par les collectivités locales ?, mémoire de master 2, université Paris-Est Marne-la-Vallée.
  • Marty, O. 2002. « La vie des start-ups. (S’)Investir dans les entreprises innovantes », Gérer et Comprendre. Annales des Mines, n° 67, p. 4‑15.
  • Moreau, R. 2008. « La constitution du capital social. Comment les entreprises innovantes françaises financent-elles leur création ? », Recherches sociologiques et anthropologiques, vol. 39-1, p. 149‑164.
  • Picon, A. 2013. Smart Cities. Théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur, Paris : Éditions B2.
  • Sassen, S. 2011. « Talking back to your intelligent city », McKinsey on Society, rubrique « Voices | Cities ».

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Pour citer cet article :

Lorraine Peynichou & Jérôme Rollin, « Connecter la ville numérique au territoire : l’apport des sciences sociales », Métropolitiques, 29 avril 2016. URL : https://metropolitiques.eu/Connecter-la-ville-numerique-au.html

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