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Terrains

Comment parler pour sauver les arbres ?

Le travail de la bourse aux arbres consiste à éviter les coupes accompagnant les échanges de terres entre exploitants agricoles lors des remembrements. L’analyse par Léo Magnin de son fonctionnement montre une façon de gérer les conflits entre protection environnementale et propriété individuelle.

Ce mardi 6 février 2018, le village auvergnat de La Siouve (Puy-de-Dôme) se réveille avec un thermomètre négatif. Il est 9 heures du matin. Une quinzaine d’éleveurs et de propriétaires terriens se rassemblent sous un chêne en bordure d’un croisement boudé par la circulation routière. Béret noir, lunettes orange, bottes en caoutchouc et veste kaki tachetée de boue séchée, Stéphane Hékimian, 46 ans, avance à leur rencontre et accompagne invariablement sa poignée de main des mêmes mots : « Stéphane, de la Mission Haies [1]. » Les retardataires arrivent au compte-gouttes, saluent silencieusement leurs voisins déjà présents. Stéphane apostrophe son auditoire champêtre d’un énergique : « Bon, vous savez pourquoi on est là ? Pour une bourse d’échange d’arbres simplifiée. »

Les arbres, victimes routinières des remembrements

Cette réunion intervient à la fin du processus dit de « remembrement [2] », l’opération administrative qui vise à regrouper les parcelles agricoles des exploitations afin de constituer de plus grandes surfaces d’un seul tenant. Décidé par les conseils municipaux et supervisé depuis 2005 par les conseils départementaux, le remembrement est l’un des moyens déployés par la puissance publique pour rendre l’agriculture française plus productive depuis la Seconde Guerre mondiale (Le Clézio et al. 1977). Cependant, la procédure reste très clivante au sein des sociétés rurales. Ses partisans, les agriculteurs et les aménageurs conquis par l’idéal productiviste, fustigent l’archaïsme des communes qui n’ont pas encore été remembrées, tandis que ses détracteurs, les « environnementalistes » et les agriculteurs non conventionnels, voient en lui le cheval de Troie de l’industrialisation de l’agriculture (Perichon 2004). Parce qu’il nécessite des échanges et des compensations, parce qu’il symbolise la modernisation agricole, et parce qu’il s’inscrit dans une vie locale déjà émaillée de rivalités entre exploitants, riverains et propriétaires, le remembrement déclenche immanquablement des mécontentements et des conflits entre ces différents acteurs. Un remembrement est en effet un des rares moments de la vie sociale où la propriété privée se voit redistribuée par la collectivité [3]. Et La Siouve n’y coupe pas. Dans ses conclusions motivées, le commissaire enquêteur désigné par le tribunal administratif en charge de l’enquête publique obligatoire pour tout remembrement fait état d’une « ambiance délétère, liée à des problèmes politiques locaux [4] ».

Les travaux connexes, tels que l’élargissement d’un chemin, sont un facteur d’empoignades supplémentaire (ministère de l’Agriculture 1970). On dénonce les ravages qu’ils causent sur l’environnement. Telle haie détruite à l’entrée du village défigure l’image habituelle du hameau ; on s’aperçoit amèrement et rétrospectivement du rôle régulateur des talus et des arbres détruits devant les ravages de l’érosion ; on regrette l’assèchement de « prés mouillés » qui recelaient une diversité floristique et faunistique disparue (Soltner 1973).

Comme le montrent ces exemples, les arbres sont les victimes routinières des remembrements. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les premières rencontres scientifiques consacrées au bocage en 1976 à Rennes sont nées du besoin d’évaluer les impacts environnementaux des remembrements (INRA 1976). En effet, l’échange de parcelles entre exploitants se fonde sur une note agronomique attribuée à chacune d’entre elles. Une fois dotées de valeur, elles peuvent être redistribuées selon un principe d’équivalence pour qu’il n’y ait ni perdant, ni gagnant. Mais la valeur agronomique ne prend pas en compte les habitants historiques de la parcelle que sont les arbres. L’ancien propriétaire a alors le choix de laisser ou non ses arbres au nouvel exploitant. Une fois que la procédure touche à sa fin, grosse des rancœurs accumulées tout au long des mois et des années passés, un curieux transfert s’opère : les contrariétés sociales se déchaînent sur les chênes et les frênes et, bien souvent, la jalousie des voisins ne trouve pas meilleur exutoire que l’abattage systématique des arbres. On « tombe les bois » pour ne pas perdre la face.

Une bourse d’arbres simplifiée : comment parler pour sauver les arbres ?

Une parade efficace, mais facultative, à l’abattage peut être mise en œuvre à la demande de la municipalité : une bourse d’échange d’arbres. Le principe est simple : une organisation extérieure, qui fait figure de juge neutre, estime les arbres sur pied en compagnie d’un collège d’agriculteurs et de propriétaires. Le but est de calculer précisément ce que chacun va perdre et gagner. Une fois les arbres convertis en stères [5], on peut déterminer la quantité de bois contenue dans chaque parcelle et identifier, sur l’ensemble des échanges, qui est déficitaire ou bénéficiaire en bois. La seconde étape consiste à établir des paires qui s’équilibrent. Par exemple, une personne qui est déficitaire de 50 stères rencontre une personne qui est bénéficiaire de 50 stères. C’est à la première de décider comment elle souhaite que la régularisation se fasse : en bois de chauffage, en services divers ou en argent. L’organisation extérieure est présente pour veiller à l’égalité des échanges.

À La Siouve, il était prévu que la Mission Haies organise une bourse d’échange d’arbres, mais, d’après le maire, les conseillers municipaux s’y sont opposés. En sillonnant les routes de la commune, Stéphane a d’ailleurs repéré des souches d’arbres récemment coupés en dépit d’un arrêté interdisant l’abattage pendant la durée du remembrement. Le maire admet lui-même que les fautifs sont des conseillers municipaux, ceux-là mêmes qui sont, avec le Conseil départemental, à l’origine de l’interdiction. Lors d’un entretien, il reconnaît amèrement que ses conseillers n’ont pas su agir en modèles de civisme : « Si vous êtes élu, montrez l’exemple, il peut être suivi ; montrez le contre-exemple, il sera suivi. »

En raison du retard pris dans les estimations, les échanges de parcelles ont eu lieu, empêchant la tenue d’une bourse. Par défaut, la Mission Haies a donc proposé une « bourse d’échange d’arbres simplifiée ».

De deux mois, le travail est réduit à huit demi-journées. Dans ce cadre, la Mission n’a plus de prérogative pour établir des échanges égalitaires, mais assure seulement un service d’information. Il s’agit d’attirer l’attention du public sur la possibilité d’échanger des arbres, quel que soit le moyen d’échange, afin de limiter leur abattage. En résumé, l’association intervient, mais sans disposer de ses pouvoirs habituels. Peut-être est-ce parce que l’efficacité de l’intervention est ailleurs ? « On nous a fait passer l’idée que la bourse d’arbres c’était bien pour demander des subventions à droite à gauche », m’annonce un conseiller municipal. De son côté, Stéphane est partagé entre le sentiment désagréable de servir de caution écologique et l’opportunité d’un travail correctement rémunéré par la mairie qui, même s’il est réduit, peut avoir des conséquences positives.

Ce matin de février 2018, Stéphane Hékimian tente d’enrayer l’épidémie d’abattage qui se prépare en convainquant agriculteurs et propriétaires de ne pas couper les arbres et, potentiellement, de trouver un moyen de les échanger.

Face à des agriculteurs conventionnels qui, pour la plupart, ne cachent pas leur mépris pour les mesures environnementales, qu’ils perçoivent comme une contrainte administrative imposée par des « fonctionnaires déconnectés de la réalité », il ne dispose que de sa parole pour convaincre. Comment parler pour sauver les arbres ? C’est la question que je me pose en observateur, pendant huit demi-journées à arpenter les champs de La Siouve en suivant Stéphane, et en l’écoutant plaider la cause des arbres sans qu’il ne dispense jamais de leçon d’écologie bocagère [6]. Plus étonnant, les mots de paysage, de biodiversité, d’écologie ou d’environnement sont bannis de son vocabulaire. S’il parvient à se rendre audible auprès de ses interlocuteurs, c’est parce qu’il traduit les enjeux environnementaux dans le registre social et linguistique villageois et agricole. Pour ce faire, il s’arme de trois stratégies argumentatives : a) une approche compréhensive, b) la transmission d’un savoir technique et c) le « bluff » réglementaire.

Adopter le point de vue des agriculteurs

Pour désamorcer toute inimitié, Stéphane précise qu’il ne fait pas partie de l’administration : « Vous allez vous dire : “encore un fonctionnaire qui nous donne un tableau pour nous embrouiller la tête !” Je suis pas fonctionnaire, hein ! » Cet avertissement initial lui permet de présenter les raisons de laisser les arbres debout du point de vue des agriculteurs. La première est temporelle : en pleine période de vêlage, le temps dépensé pour la coupe du bois n’est pas disponible [7]. D’autant plus que l’hiver est rigoureux et que, dans la précipitation, les risques de blessure sont décuplés. Deuxièmement, le bois ne vaut rien d’un point de vue économique. À 6 ou 7 euros le stère sur pied, le jeu n’en vaut pas la chandelle, car « c’est le travail et le temps qui fait le prix du bois ». Enfin, en jouant sur l’opposition entre montagne et plaine, Stéphane invoque, sans le nommer, le critère paysager en mobilisant des références à l’appartenance géographique des participants : « Si on coupait tous les arbres sur La Siouve, vous reconnaîtriez plus votre village. Vous avez envie d’habiter en Limagne ? Les arbres, vous les voyez plus tellement, vous en avez l’habitude, mais vous êtes imprégnés par ça. »

Au-delà des arguments négatifs, Stéphane met aussi en avant les avantages agricoles des arbres et des haies. Afin de donner du poids à cet argument, il place souvent la logique de son raisonnement dans la bouche d’un éleveur imaginaire : « moi, cette haie-là, elle m’intéresse, c’est bon pour mes bêtes », s’appuyant parfois sur des études agronomiques qui attestent que les vaches « produisent mieux » grâce aux haies, qui font fonction d’abri et de brise-vent. L’air de rien, Stéphane concourt ainsi à définir le bocage comme une forme d’agroforesterie en « montrant la contribution de l’arbre et de la haie à la performance non seulement écologique mais également économique des exploitations agricoles » (CGAAER 2015).

Transmettre un savoir pratique sur les arbres et les haies

Pour être écouté, Stéphane met encore en place un dispositif d’interaction, qui lui accorde un statut quasi professoral grâce à l’enseignement de la croix du bûcheron, une technique qui permet d’estimer la hauteur d’un arbre. Il cueille deux brindilles de même longueur dans le premier noisetier venu et expose le savoir-faire technique à acquérir. Si on lève ou baisse la tête, la mesure est fausse, et Stéphane laisse les apprenants se tromper pour mieux les corriger, avant de leur demander de se remémorer de vieux souvenirs de classe : « À l’école, vous avez dû entendre parler du théorème de Thalès. La hauteur est égale à la distance. »

Figure 1. La croix du bûcheron

Source : L. Magnin.

L’estimation de la quantité de bois d’un arbre permet de passer à une activité pratique. Impossible alors pour les présents de se plaindre d’une approche trop théorique ou éloignée de la réalité, tare des « fonctionnaires ». La démarche de Stéphane consiste à conférer une dimension technique aux arbres et aux haies, ces éléments si quotidiens qu’ils finissent par paraître insignifiants (Kalaora 2016). Les agriculteurs sont alors mis face à leur propre manque de connaissance. En échangeant avec eux, il les conduit à admettre que, la plupart du temps et aussi surprenant que cela puisse paraître, personne ne sait à qui appartiennent les haies. Les anciennes bornes, faites de pierres fendues, ont disparu et seuls les anciens du village savent encore si telle haie fait partie de tel ou tel champ.

Le bluff réglementaire

Enfin, Stéphane explique qu’abattre les arbres revient à prendre un double risque réglementaire. Premièrement, l’exploitant qui arrache des haies enfreint une règle nationale [8] et s’expose à une pénalité sur ses aides PAC, qui constituent l’essentiel du revenu de ces éleveurs de montagne. D’autre part, si trop d’arbres sont abattus, la Région et l’Europe peuvent retirer les subventions nécessaires aux travaux connexes et les coûts seront redirigés vers les contribuables de la commune.

Pourtant, Stéphane reconnaît qu’il agit et argumente parfois en « impro totale » en usant du « bluff ». En effet, les mécanismes de sanction administratifs qu’il brandit ont une réalité et une efficacité virtuelles qu’il s’efforce d’incarner en les menaçant indirectement, à l’image du comique de dessin animé où une petite souris fait peur à un chat parce qu’un ours rugit dans son dos. « Attention ! Derrière il y a l’Europe et la DREAL [9], et ça peut taper ! »

La complexité des règlements agroenvironnementaux est un levier dont il se saisit pour servir la cause des arbres. Neuf fois sur dix, cela ne suscite aucune contestation. Mais il arrive parfois que dans le public des syndicalistes de la FNSEA [10] soient très informés des subtilités terminologiques de la politique agricole et en lien direct avec les services de l’État. Dès lors, la stratégie du « bluff » réglementaire est un dernier ressort pour sortir de l’impasse et miser sur l’incertitude des règles, comme à la fin d’une interaction tendue où Stéphane s’exclame, provocateur : « Ok, on appellera la DDT [11]. En attendant, allez-y ! Coupez tout ! On verra bien ! Coupez tout, j’ai envie de voir ce que ça va donner sur le terrain ! » Le « bluff » réglementaire devient alors une pratique de prévention.

Parler pour l’environnement

En aparté, Stéphane Hékimian m’a confié qu’il avait un jour envisagé de reprendre des études pour devenir médiateur en gestion de conflit. S’il a renoncé à cette formation, c’est parce que son travail à la Mission Haies lui procure ces scènes de vive négociation. L’inventivité interactionnelle et le goût du conflit dont il s’arme pour plaider la cause des arbres ouvrent une fenêtre sur les rapports de force sociaux qui, au-delà des remembrements, animent les questions environnementales. L’observation du travail de Stéphane nous donne notamment des clefs pour désamorcer les tensions entre propriété privée et bien commun qui, au-delà des mondes agricoles et ruraux, entravent l’avènement de débats publics sur les politiques environnementales. Parler pour l’environnement revient, contre toute attente, à ne pas parler d’un point de vue environnementaliste, mais à faire saillir les « prises » (Chateauraynaud 2015) sociales, professionnelles et techniques dont un type de public peut se saisir pour transformer « l’environnement » lointain de l’action publique en une réalité palpable et immédiate. Parler d’environnement n’est donc pas seulement parler de quelque chose, c’est aussi et surtout parler à quelqu’un. Le travail de Stéphane le montre : l’adresse d’un discours n’est pas seulement une question de pédagogie politique, mais une recherche de convergence de points de vue différents.

Bibliographie

  • Baudry, J. et Jouin, A. (dir.). 2003. De la haie au bocage. Organisation, dynamique et gestion, Paris : INRA.
  • CGAAER. 2015. Promotion des systèmes agroforestiers. Propositions pour un plan d’actions en faveur de l’arbre et de la haie associés aux productions agricoles, Paris : Ministère de l’Agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt.
  • Chateauraynaud, F. 2015. « L’emprise comme expérience. Enquêtes pragmatiques et théories du pouvoir », SociologieS [en ligne], février.
  • INRA. 1976. Les Bocages : histoire, écologie, économie, Échauffour : EDIFAT-OPIDA.
  • Jacques-Jouvenot, D. et Laplante, J.-J. 2009. Les Maux de la terre. Regards croisés sur la santé au travail en agriculture, La Tour-d’Aigues : Éditions de l’Aube.
  • Kalaora, B. 2016. « Le sociologue et l’homme des haies », Les Études sociales, n° 164, p. 261‑270.
  • Le Clézio, P. et al. 1977. Le Remembrement en zone bocagère : effets économiques et sociaux, Rennes : Institut national de la recherche agronomique. Station d’économie rurale.
  • Ministère de l’Agriculture. 1970. Remembrement rural et conservation de la nature, Paris : Ministère de l’Agriculture.
  • Mohl, P. et Blanchet, V. 1993. Ainsi va la terre : histoire d’un remembrement en Berry, Paris : Centre national de la cinématographie-Yumi Productions.
  • Nicourt, C. 2013. Être agriculteur aujourd’hui : l’individualisation du travail des agriculteurs, Versailles : Quae.
  • Perichon, S. 2004. « L’impossible reconstruction des bocages détruits », L’Espace géographique, t. 33, n° 2, p. 175‑187.
  • Soltner, D. 1973. L’Arbre et la haie. Pour la production agricole, pour l’équilibre écologique et le cadre de vie rurale, Sainte-Gemmes-sur-Loire : Sciences et techniques agricoles.

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Pour citer cet article :

Léo Magnin, « Comment parler pour sauver les arbres ? », Métropolitiques, 11 mars 2019. URL : https://metropolitiques.eu/Comment-parler-pour-sauver-les-arbres.html

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