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Ce qu’un urbaniste apprend au théâtre

À propos de trois pièces de théâtre urbain participatif, créées avec des habitants d’Alfortville, Guyancourt et Bagnolet et mises en scène par Stéphane Schoukroun, Thibault Lecourt nous livre une expérience sensible de la ville.

Lorsque je vois cet employé du technocentre Renault de Guyancourt raconter comment une nuit, avec ses collègues bloqués par la neige, son lieu de travail s’est animé en lieu de vie, je me dis que Stéphane Schoukroun a touché juste. Stéphane est le metteur en scène de trois créations théâtrales collectives avec des habitants d’Alfortville (Val-de-Marne), de Guyancourt (Yvelines) et de Bagnolet (Seine-Saint-Denis) ; j’ai participé en tant qu’habitant à la première, et en tant qu’assistant metteur en scène à la dernière. Je m’aperçois que ces trois créations ont au moins cela en commun : elles parlent de la ville comme je rêve d’en parler en tant que jeune urbaniste. Elles mettent en scène les préoccupations qui traversent les faiseurs de villes aujourd’hui : la difficulté de faire des villes vivantes, humaines et habitées.

De l’espace scénique à l’espace public : un théâtre qui donne la parole aux habitants

Le moteur de ces pièces, ce sont les paroles des habitants. D’abord, de ceux qui participent directement à l’expérience, avec leurs histoires personnelles, leurs imaginaires, les matériaux qu’ils apportent (photos, livres…). Mais ce sont aussi les paroles des autres habitants, qui sont enregistrées, filmées, racontées... Le tout après un travail d’enquête, en ville, enregistreurs et questionnaires à la main.

Cette forme de théâtre participatif, dont les habitants sont la ressource principale, entre en résonance avec le foisonnement des expériences urbaines alternatives, en dehors des formes d’organisation centralisées et descendantes, qui réconcilient le citoyen avec le politique : cafés associatifs, jardins partagés, fermes pédagogiques, épiceries solidaires, mobilisations sociales locales, universités populaires, urbanisme, architecture ou paysagisme participatifs [1]… Toutes ces initiatives ont en commun la place centrale et première donnée à l’habitant et la volonté de s’émanciper de l’impératif de rentabilité économique. Elles créent un espace en marge, où l’on s’arrête un instant pour inventer un autre rapport au monde. Stéphane élabore ses créations sur le même principe : « J’arrive, je suis vide. Je regarde le groupe, j’écoute. Je fais durer les pauses, et j’écoute ce qui se dit. Je ne demande pas s’ils ont appris leur texte, mais s’ils ont passé une bonne semaine. Et là, j’ai une scène à monter [2] ». Ce sont les pauses, les moments où l’on n’est pas sollicité, mais où l’on est vraiment présent à soi, qui sont fécondes. Les habitants-comédiens alors, avec le metteur en scène, inventent chaque scène, puis la réinventent à chaque répétition, improvisent à nouveau à chaque représentation. « Il faut faire avec le réel ». Le niveau de stress, les ratés, les surprises, la météo sont autant de particularités qui rendent chaque représentation vivante, parce qu’elle est au présent.

Sous le béton, la vie : un théâtre contre la technocratie urbaine

Pour donner à voir cette vie, les pièces reposent sur l’invisible et le quotidien, qui font l’âme d’une ville. Elles s’engouffrent dans les interstices et les délaissés, comme autant de grottes dans le béton. Ces interstices, ce sont les lieux et les moments infimes, mais qui rythment l’urbanité : une rencontre sur le marché, un jardin caché… Ce sont aussi les dysfonctionnements de la grande machine urbaine, où l’humanité reprend ses droits : des employés bloqués sur leur lieu de travail par la neige, qui aménagent leur usine en salle de concert ; les Alfortvillais qui, pendant les inondations de 1910, sont regroupés à l’École vétérinaire, et bravent discrètement l’interdiction de mixité dans les dortoirs… Autant de transgressions de l’ordre des choses, des fonctions assignées aux espaces, qui rappellent la puissance d’action de l’habitant sur son environnement, sur sa vie. Cette puissance d’action est au cœur du processus de création théâtrale : ce sont les habitants-comédiens qui mettent en commun leur expérience quotidienne, leurs histoires, leur implication citoyenne ; celles-ci font débat, et le débat fait le spectacle à l’image de la ville dans lequel il se joue. Ce pouvoir des habitants, mis sur scène, ne glorifie pas les comédiens mais, au contraire, donne au spectateur l’envie de lui-même transgresser l’espace scénique, de prendre la parole à son tour et de parler de la ville, de son quotidien, de son chez-soi. La portée politique de ces spectacles est là : ils rendent légitimes une parole profane sur la ville, ils ouvrent une brèche dans l’univers sacré des techniciens (Callon et al. 2001) considérés aujourd’hui comme les seuls interlocuteurs possibles de nos élus, à un moment où la croyance sur les possibilités d’action du citoyen est en crise.

Après des années de planification urbaine par des ingénieurs des Ponts et chaussées et leur plan-masse, beaucoup aimeraient voir terminée l’ère de la technique, qui ne laisse la parole et le pouvoir qu’aux « sachants » qui la maîtrisent. Suffit-il de manier le jargon des « diagnostics territoriaux », les EMD [3] et les IRIS [4], pour comprendre une ville ? Le théâtre fait bien mieux : « la ville, ce sont des liens, c’est une présence à nos vies ». Ces liens se font et se défont, s’entrecroisent sur scène. Les corps bougent dans l’espace, dans le temps, et la ville se déploie sous nos yeux. Toujours incomplète, toujours indicible, mais on la sent à travers ces petites histoires, les regards et les silences, ici et maintenant. Il faut les voir, ces habitants, jouer à prendre les quatorze ronds-points qui mènent à la ville nouvelle de Guyancourt, il faut entendre toutes les langues qui se parlent sur la place du marché d’Alfortville, pour comprendre qu’aucun outil d’urbaniste ne permet de sentir aussi bien la ville. Sans cette perception sensible et qualitative, nous autres, urbanistes, passons à côté de ce qui fait la vie d’une ville : ses habitants.

Une pause dans la course au développement métropolitain

Qu’est-ce qu’un habitant, aujourd’hui, quand les populations vont et viennent d’une ville à l’autre ? Qu’est-ce qu’une vie de quartier quand un échangeur d’autoroute nous sépare de notre voisin ? Que signifie « être ici » quand on est toujours connecté à son smartphone ? Ces trois pièces de théâtre interrogent le développement incontrôlé de nos villes par des outils techniques qui nous échappent. La technique, le virtuel, sont comme une présence fantomatique sur le plateau : Internet permet à l’un de connaître l’atelier théâtre, à l’autre de chercher une définition pendant le spectacle, à un autre de montrer son chemin… On n’entend aucun bruitage, le décor et l’éclairage sont réduits à l’essentiel. Car « le spectacle commence quand la technique foire ». Le théâtre plonge dans ce qu’on ne voit plus en ville : le quotidien, l’intime, l’humain. Il prend la ville aux techniciens pour la rendre aux habitants. Je ne peux pas m’empêcher, quand je vois ces habitants railler l’imposant Chinagora à Alfortville, l’immense échangeur de Bagnolet ou la ville-béton de Guyancourt, d’entendre le lointain écho des Brésiliens contestant les grands projets olympiques, des Turcs mobilisés contre le grand projet de centre commercial place Taksim et des opposants au grand projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Comme si le théâtre se faisait le porte-parole de ces mobilisations habitantes, à travers le monde, contre le développement métropolitain de leur ville, qui les exclut au bénéfice d’intérêts économiques, en prenant toujours les mêmes formes : grandes infrastructures, architecture audacieuse, grand pôle d’attractivité… Et avec les mêmes effets : homogénéisation et ségrégation.

Partout dans le monde, cette manière de fabriquer la ville à coup de « grands projets inutiles » [5] (Devalpo 2012) se fissure. Et le théâtre, alors, plonge dans ces brèches, ces interstices, pour se mettre « à la hauteur des gens », sans les glorifier. « Il y a un vrai besoin. On touche l’incapacité à agir sur nos vies quotidiennes, à raconter la ville, à être ici, ensemble ». De quoi rendre jaloux Henri Lefebvre, sociologue-urbaniste, qui cherchait à saisir le « concret humain » dans la vie quotidienne (Lefebvre 1981). De quoi, surtout, nous faire réfléchir, urbanistes et élus qui reproduisons sans cesse les mêmes grands projets. Et si, comme au théâtre, nous improvisions avec le réel, avec chaque cas particulier, plutôt que de chercher à maîtriser un futur de plus en plus incertain et de moins en moins maîtrisable (Lolive et Soubeyran 2007) ? Je crois que Stéphane et, surtout, les habitants sur scène nous rappellent cela : les urbanistes doivent comprendre chaque situation, chaque histoire locale, et construire – non pas bâtir – les territoires avec leurs habitants, leurs rythmes propres, leurs histoires. Faire une pause dans cette course effrénée au développement, destructrice d’identité, de lien social et d’environnement.

Alors, on n’aurait plus à se soucier de ne pas voir affluer le public, sans cesse sollicité, dans des réunions de concertation mortifères. Car c’est dans les pauses que s’invente le monde de demain. Et pendant les pauses, le public est au théâtre. Les prochaines représentations auront lieu à Bagnolet, au Théâtre de l’Échangeur, en juin 2014.

Bibliographie

  • Callon, Michel, Lascoumes, Pierre et Barthe, Yannick. 2001. Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris : Seuil.
  • Devalpo, Alain. 2012. « L’art des grands projets inutiles », Le Monde diplomatique, août.
  • Lefebvre, Henri. 1981. Critique de la vie quotidienne, tome III. De la modernité au modernisme, Paris : L’Arche.
  • Lolive, Jacques et Soubeyran, Olivier. 2007, L’Émergence des cosmopolitiques, Paris : La Découverte.

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Pour citer cet article :

Thibault Lecourt, « Ce qu’un urbaniste apprend au théâtre », Métropolitiques, 11 décembre 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Ce-qu-un-urbaniste-apprend-au.html

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