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Après les villes et les banlieues, les gentrifieurs envahissent le périurbain

La gentrification ne concernerait selon Jean-Marc Stébé et Hervé Marchal plus uniquement les anciens quartiers populaires de centre-ville et des communes de proche banlieue. A travers l’exemple des couronnes périurbaines de Nancy, ils montrent le développement d’un nouveau front de gentrification, qui répond à un désir de nature et revêt des formes inédites.

Depuis les années 1980, les travaux sur le périurbain ont surtout porté sur les logiques d’étalement urbain, les choix résidentiels, les enjeux environnementaux ou encore les mobilités quotidiennes. Force est de constater que la problématique de la gentrification en est absente (Marchal et Stébé 2018). Le concept de gentrification a été pendant longtemps mobilisé pour étudier l’installation des catégories sociales supérieures au sein des centres-villes populaires (Bidou-Zachariasen 2003 ; Hamnett 1991). Plus récemment, il a été appliqué à des communes des banlieues stricto sensu (Collet 2015), de sorte que les chercheurs en sciences sociales ont montré combien les processus de gentrification ont évolué au cours des quinze dernières années pour ne plus se limiter à la rénovation progressive des quartiers populaires dégradés des centres-villes par les nouvelles classes moyennes aisées (Lees et al. 2008 ; Rérat 2012). Le front de la gentrification semble avancer en effet en direction des banlieues, voire des espaces périurbains (Clerval 2013 ; Chabrol, Collet, Giroud et al. 2016). C’est à partir d’une recherche sur les première et deuxième couronnes périurbaines de Nancy que nous entendons montrer qu’un processus de gentrification du périurbain est à l’œuvre depuis une vingtaine d’années dans les espaces plus ou moins denses de cette agglomération.

Corpus et protocole méthodologique


Notre corpus se compose de la totalité des 32 communes périurbaines à 12 km maximum du centre-ville de Nancy. Le protocole méthodologique présente deux étapes. D’abord, à partir des données statistiques INSEE [1] disponibles relatives aux 32 communes, sur la période 1999-2014, nous avons calculé deux indicateurs potentiels de gentrification renvoyant aux capitaux économique et culturel et analysé ainsi l’évolution des professions et catégories sociales (PCS) et la progression des effectifs des diplômés de l’enseignement supérieur. Ensuite, nous avons procédé à des entretiens semi-directifs au domicile d’une vingtaine de ménages appartenant aux catégories moyennes-supérieures et supérieures.

Les signes de la gentrification amorcée du périurbain de Nancy

La ville de Nancy et sa banlieue comptent aujourd’hui 220 000 habitants. Son aire urbaine, constituée de la ville-centre, de la banlieue et des couronnes périurbaines, en accueille 430 000. Un habitant sur deux de l’aire urbaine vit donc au sein des territoires périurbains, ce qui en fait une métropole significative en matière de périurbanisation.

Figure 1. Nancy et 32 communes périurbaines

Si nous nous arrêtons sur l’évolution de la catégorie des « cadres et professions intellectuelles supérieures » au sein de notre corpus, nous remarquons que 26 communes sur les 32 enregistrent entre 1999 et 2014 une hausse de cette population. Certaines communes ont vu cet effectif doubler, voire quadrupler durant cette période, correspondant à des hausses de plus de 10 points dans deux cas, par exemple Lenoncourt, et de plus de 5 points dans quatre autres cas, comme à Cerville. À titre de comparaison, rappelons que durant la même période la progression des « cadres et professions intellectuelles supérieures » au sein de la région Lorraine [2] et de la France métropolitaine a été de 4 points seulement, passant respectivement entre 1999 et 2014 de 10 % à 14 % et de 13,1 % à 17,1 % (Berrard 2015 ; INSEE 2016).

Dès lors que nous nous concentrons sur la progression des « professions intermédiaires [3] », toujours durant la même période 1999-2014, nous notons que 9 communes sur les 32 observées enregistrent une baisse conséquente de cette population, comme à Fléville. Cette évolution tient à deux phénomènes. Tout d’abord, une forte progression des cadres et des professions intellectuelles supérieures dans des communes où les prix du foncier et de l’immobilier ont tendance à augmenter de façon significative. Ensuite, un fort vieillissement de la population qui se traduit par une augmentation marquée du nombre de retraités. Ceux-ci occupent encore et pour de nombreuses années leur logement ne permettant pas à d’autres catégories de populations, notamment aux classes moyennes, de s’installer en nombre.

Parallèlement, d’autres communes ont elles aussi continué leur processus d’embourgeoisement en connaissant une progression simultanée des catégories « professions intermédiaires » (de plus de 8 points dans cinq communes) et « cadres et professions intellectuelles supérieures » (de plus de 4 points au sein des mêmes communes), comme à Chaligny ou Eulmont. Pour ce qui est des fortes augmentations relatives à la catégorie « professions intermédiaires », comment ne pas souligner leur importance au regard des statistiques régionale et nationale : cette catégorie a progressé, entre 1999 et 2014, en Lorraine de 1,5 point et en France de 2,5 points, passant respectivement de 23 % à 24,5 % et de 23,1 % à 25,6 %.

En considérant, toujours sur la même période, l’évolution à la baisse de la présence des « employés » dans 23 communes (dépassant les 8 points dans cinq cas) et une stagnation de cette population dans 6 d’entre elles, ce résultat paraît être l’indicateur d’un processus de gentrification de la première et deuxième couronnes de Nancy. En effet, si la présence des employés témoigne d’une diversité sociale au sein du périurbain, ces évolutions statistiques révèlent néanmoins des baisses marquantes de leur existence dans le périurbain nancéien, d’autant plus que durant la même période la Lorraine a connu une augmentation de cette catégorie de 1,5 point (de 23 % à 24,5 %). En France, la tendance générale en la matière a été à la stabilité. Enfin, la prise en compte de la catégorie statistique « ouvriers », permet de constater que 19 communes connaissent une baisse incontestable de cette catégorie (dépassant les 5 points dans cinq communes), sans qu’aucune d’entre elles n’enregistre de hausse. Cette baisse générale de la présence des ouvriers se retrouve toutefois dans les tendances régionales et nationales où, durant la même période, la baisse a été respectivement de 6 et 5 points.

Ici plus qu’ailleurs, ces évolutions notables révèlent un autre signe du processus de gentrification en cours dans la plupart des 32 communes de notre corpus : une augmentation conséquente du niveau d’étude de leurs habitants.

En effet, toutes les communes observées connaissent, entre 1999 et 2014, une hausse très marquée du niveau d’étude des populations qui y résident. Dans certaines communes du périurbain nancéien, l’augmentation atteint même les 22 points. Ces données doivent être mises en relation avec celles prévalant pour la Lorraine durant la période 1999-2014, où l’évolution des diplômés de l’enseignement supérieur y a augmenté seulement de 5 points, si bien qu’en 2014 la Lorraine compte 22 % de diplômés de l’enseignement supérieur quand la France atteint en la matière un niveau de 30 %. Autrement dit, durant la période retenue, nombre de communes de la première et de la deuxième couronnes périurbaines de Nancy connaissent une hausse significative de leurs diplômé·es du supérieur se situant bien au-delà de la moyenne régionale : 28 communes sur les 32 que regroupe notre échantillon affichent aujourd’hui un taux dépassant la moyenne régionale (22 %) ; 19 communes présentent un taux de diplômés de l’enseignement supérieur dépassant la moyenne nationale (30 %), ce qui va dans le sens d’une confirmation d’un processus de gentrification articulé notamment autour d’un capital culturel plus élevé.

Figure 2. Bouxières-aux-Dames

Source : H. Marchal et J.-M. Stébé.

Quand la gentrification tend vers la ségrégation ?

Les entretiens réalisés avec les habitants des deux couronnes périurbaines ont révélé toute l’importance de regarder au-delà de la ville et de la banlieue afin de voir combien la gentrification se développe à travers des formes inédites et dans des communes ne pouvant plus être assimilées à des territoires périphériques populaires. Ainsi, 9 communes de notre échantillon témoignent de nouvelles formes de ségrégations sociales et territoriales au cœur même du périurbain proche de Nancy. Se dessine ainsi une ségrégation « par le haut » allant de pair avec la formation d’entre-soi résidentiels qui engagent une prise de distance toujours plus affirmée à l’égard des catégories sociales modestes exclues des niches émergentes d’embourgeoisement en raison de l’augmentation des prix du foncier et de l’immobilier.

La notion d’entre-soi vient souligner combien les habitants de ces niches de gentrification périurbaine appartiennent aux mêmes catégories socio-professionnelles, fréquentent les mêmes écoles ou universités et se rendent dans les mêmes associations et clubs de loisirs, comme l’ont montré les entretiens. Pour autant, il apparaît pertinent de parler de niches communales de gentrification, les communes concernées n’étant pas homogènes sur le plan social. C’est pourquoi il semblerait préférable de retenir une échelle plus fine que celle de la commune afin d’identifier l’existence de niches infra-communales de gentrification désignant en réalité ces lotissements, ces quartiers ou ces rues théâtre d’un embourgeoisement.

Une gentrification qui cultive son atypisme en matière d’habitat

La gentrification périurbaine est un processus original, au sein des couronnes périurbaines observées, puisqu’elle ne se traduit quasiment pas par la réhabilitation du cadre bâti existant (d’anciennes maisons de village par exemple), mais très souvent par la construction de nouveaux pavillons de standing, de maisons d’architecte, édifiés sur de grandes parcelles. Cela n’est pas sans rappeler, mutatis mutandis, l’édification de logements destinés aux classes moyennes-supérieures, notamment dans le cadre d’opérations de démolition/reconstruction ou de régénération de friches urbaines, ce que d’aucuns nomment new-build gentrification (Davidson et Lees 2010).

Figure 3. Lay-Saint-Christophe

Source : H. Marchal et J.-M. Stébé.

Ici, il n’y a pas de prise de risque de la part des gentrifieurs du périurbain, contrairement à ce qui a pu être mis en avant pour les centres-villes anciens et populaires. En effet, la gentrification périurbaine n’est pas le fait d’initiateurs audacieux ayant le goût du risque. On est loin d’« envahisseurs » amorçant un mouvement improbable dans des quartiers délaissés et stigmatisés au sein desquels personne ne veut investir. Bien au contraire, les gentrifieurs du périurbain que nous avons rencontrés ont investi des communes ou des petites villes disposant de forts capitaux patrimoniaux, environnementaux et naturels, bien qu’étant intégrées dans le tissu urbain dense. D’ailleurs, ils ont conscience de bénéficier d’une nature valorisée et muséifiée dont le coût d’entretien ne leur incombe pas puisque les châteaux, paysages, terrains de golf et autres squares arborés sont entretenus, soit par les propriétaires privés, soit par la puissance publique. C’est dire si la nature réduite ici à un poster présente pour les gentrifieurs bien des avantages sans en subir les inconvénients. D’une façon générale, opère ici le désir de nature des individus qui les poussent à déménager dans des lieux bénéficiant d’une bonne accessibilité aux services et présentant des aménités naturelles importantes (Bailly et Bourdeau-Lepage 2011). Nos recherches révèlent que les choix résidentiels des catégories sociales aisées sont ainsi induits par leur préférence en matière environnementale et par leur volonté d’investir dans un patrimoine immobilier localisé dans des lieux amènes.

Figure 4. Eulmont

Source : H. Marchal et J.-M. Stébé.

Ce processus de gentrification observé permet de distinguer précisément la gentrification de la clubbisation, cette dernière renvoyant à des communes initialement aisées, théâtre d’un entre-soi résidentiel. À cet égard, établir un lien entre périurbanisation et gentrification suppose que la problématique de recherche ne porte plus sur des communes historiquement huppées engagées dans des « logiques de club », comme Éric Charmes (2011) l’a montré, mais se concentre sur des communes périurbaines populaires qui, depuis une vingtaine d’années, accueillent d’autres catégories de populations plus aisées. Autrement dit, à la différence de la clubbisation, la gentrification ne se comprend au niveau social que si se dessine un mouvement significatif contemporain de mise à l’écart des classes populaires à la suite de l’installation de catégories sociales supérieures et moyennes supérieures.

La gentrification périurbaine est aujourd’hui un processus clairement engagé, qui d’ores et déjà prend des formes nouvelles en opérant au-delà des couronnes périurbaines pour gagner les zones rurales (Tommasi 2018). Parallèlement, elle semble aller de pair avec un risque de voir apparaître des lignes de démarcation entre territoires périurbains aisés et déshérités, risque à prendre d’autant plus en compte que le processus de gentrification mis en évidence ici est susceptible de s’affirmer davantage. La question est donc posée de savoir si les espaces périurbains qui se gentrifient aujourd’hui seront les clubs résidentiels de demain.

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Pour citer cet article :

Hervé Marchal & Jean-Marc Stébé, « Après les villes et les banlieues, les gentrifieurs envahissent le périurbain », Métropolitiques, 2 décembre 2019. URL : https://metropolitiques.eu/Apres-les-villes-et-les-banlieues-les-gentrifieurs-envahissent-le-periurbain.html

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