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Habiter la jungle de Calais

Alors que la politique de démantèlement des campements de migrants se poursuit, Éléonore Bully revient sur les conditions d’habitat dans la « jungle de Calais » avant sa destruction en 2016. Elle montre que, malgré la précarité de l’installation, les pratiques des migrants en ont fait un lieu de sociabilité et de vie quotidienne digne.

La « jungle de Calais » s’est constituée progressivement à la suite de la fermeture du centre d’accueil de Sangatte en 2002 et du démantèlement de plusieurs campements auto-installés dans le bois Dubrulle et dans le centre-ville de Calais. Située en lisière de l’espace urbain, à l’emplacement d’un ancien site d’enfouissement de résidus industriels, la jungle était composée à la fois de structures d’accueil étatiques et de campements informels ; elle rassemblait environ 10 000 personnes lors de son démantèlement en octobre 2016.

Avant sa destruction définitive par les pouvoirs publics, la jungle semblait s’être stabilisée, malgré les démantèlements successifs au cours des années 2000. Ce camp, qui s’était initialement formé dans l’urgence par l’installation de personnes en situation transitoire, était devenu le lieu de nombreuses initiatives et usages de la part de migrants, malgré la précarité et l’insalubrité des installations. Il s’agira dans cet article de mettre en lumière les formes d’appropriation et en particulier les usages routiniers qu’avaient déployés les migrants dans la jungle avant sa destruction en 2016, afin d’identifier leur potentiel à « créer de l’habiter » (Paquot et al. 2007).

Enquêter dans la jungle : une observation directe et participante

Cet article s’appuie sur un travail d’enquête mené au sein de la jungle de février à mai 2016 – cinq séjours d’une durée d’un à quatre jours, soit 15 jours au total – dans le cadre d’un mémoire de master 1. Les enquêtes ont été effectuées seule, à l’exception des deux premières expériences de terrain, réalisées en compagnie d’autres étudiants. Pour étudier l’espace de la jungle, mais aussi les parcours de vie et le quotidien de ses habitants, la méthodologie a croisé des observations directes et participantes par le biais d’une activité bénévole au sein de l’École laïque du chemin des Dunes [1] avec une vingtaine d’entretiens informels d’une durée de 15 à 40 minutes. Le fait de donner des cours de français au sein de cette structure lors de mes venues m’a permis d’avoir un accès privilégié à la jungle. En effet, il aurait été relativement difficile d’y entrer seule en tant qu’étudiante sans pouvoir revendiquer un statut de bénévole, notamment du fait des contrôles des forces de l’ordre aux différentes entrées du camp, qui avaient été renforcées dans la période de mes recherches. De plus, cette activité m’a permis d’avoir des échanges réguliers avec les habitants de la jungle et d’obtenir leur confiance, ce qui n’était pas acquis dans un contexte où ils se sentaient pour la plupart menacés par les institutions françaises, ou même par la société civile, et parfois harcelés par les journalistes. Mon statut de bénévole a ainsi constitué un appui important, voire une condition de possibilité de ma recherche, tout en rendant la démarche d’objectivation plus difficile à certains moments, du fait de la proximité avec les habitants.

Les entretiens ont été menés uniquement avec des hommes, à chacune de mes venues dans la jungle. Les femmes étaient très peu présentes dans la partie informelle de la jungle car elles étaient pour la majorité logées au sein du centre d’accueil étatique Jules-Ferry. De plus, elles fréquentaient très rarement les lieux communs tels que les restaurants, les écoles ou les bibliothèques qui ont été mes points d’entrée principaux sur le terrain, me permettant des rencontres et des échanges réguliers avec les habitants de la jungle. Les hommes enquêtés provenaient majoritairement d’Afghanistan et du Soudan, mais aussi d’Irak, de Syrie ou encore du Kurdistan. Lorsque cela a été possible, des cartes mentales de la jungle ont également été réalisées grâce aux indications des personnes interrogées. Je leur avais notamment demandé de me décrire la forme de la jungle et sa structure, mais aussi d’indiquer les lieux les plus importants pour eux et pour leurs usages quotidiens. Mon travail d’observation a été retranscrit sous la forme de récits dans un journal de bord de 20 pages, complété par des croquis et des photographies. Initialement, mon statut de personne extérieure m’a permis d’observer attentivement la structure, l’organisation et la morphologie de la jungle. Par la suite, au fil de mes rencontres et du fait de mon statut de bénévole, j’ai davantage observé la jungle de l’intérieur, en m’y étant forgé mes propres repères [2]. J’ai notamment réalisé des enquêtes en compagnie de deux habitants, Najib et Luan [3], tous deux originaires d’Afghanistan et souhaitant obtenir l’asile en France. Ces deux personnes ont été mes informateurs privilégiés. J’ai passé les quatre derniers jours de mes enquêtes avec eux et leurs amis, en partageant leurs habitudes et leur vie quotidienne.

Habiter l’informel dans la transition et la contrainte

Pour les personnes rencontrées, la jungle apparaissait d’abord comme une étape dans un parcours migratoire souvent incertain où la mobilité était sans cesse contrainte. La jungle, dans le discours des enquêtés, était alors associée à la fois à la transition et au temps long de l’attente. La destination finale du parcours, quelle qu’elle soit, apparaissait très vite dans les conversations : « Je ne sais pas comment je vais aller en Angleterre, et je ne sais pas quand, mais je vais y aller. Il n’y a pas de vie ici dans la jungle [4] » (extrait du journal de bord (p. 1), Atef, Syrie, 26 février 2016).

Néanmoins, les migrants s’étaient progressivement approprié leurs abris, notamment en les solidifiant et en les personnalisant. La jungle semblait être un lieu habité dans lequel on pouvait observer des formes de stabilisation et d’appropriation, ce que l’anthropologue Michel Agier qualifie de nouvelle forme d’hospitalité urbaine [5]. Les migrants pouvaient ainsi mieux maîtriser leur espace de vie et se l’approprier malgré le caractère transitoire de leur installation dans la jungle. Cela leur permettait de revendiquer leur présence dans un contexte où ils avaient été relégués en marge de la ville pour être rendus invisibles aux yeux de la société (Agier 2014).

Habiter l’abri d’urgence : du lieu de transition au lieu de vie

La jungle était initialement composée de tentes, parfois améliorées et solidifiées grâce aux matériaux trouvés sur place. Les abris « en dur » s’étaient ensuite multipliés au fur et à mesure de l’extension du camp, avec l’arrivée de nouveaux migrants et grâce à l’action des associations [6]. Des cabanes en bois avaient été construites par deux associations très présentes dans la jungle, l’Auberge des migrants et Médecins sans frontières (MSF). Ces cabanes, reproductibles et identiques dans leur structure, faisaient l’objet d’appropriations. La figure 1 illustre la personnalisation par un migrant de l’une de ces cabanes construites par MSF, grâce à un collage qui permettait de différencier l’abri des autres mais aussi d’améliorer son apparence extérieure.

Figure 1. Collage sur une des cabanes MSF

Source : enquête de terrain (26 février 2016) ; © Éléonore Bully.

Dans la jungle, les cabanes étaient généralement habitées par deux à trois personnes. L’exiguïté des abris engendrait une promiscuité subie et ne permettait pas d’aménager des espaces privés de restauration ou de toilette. Les habitants avaient mis en place des « systèmes D » mobilisant des initiatives ingénieuses et des ressources locales pour retrouver de l’intimité. Par exemple, j’ai pu observer l’intérieur de la cabane d’Ahmed, un jeune Irakien venu de lui-même me proposer de visiter son abri. Le système de verrouillage mis en place par le jeune homme (figure 2) m’avait alors paru révélateur d’une volonté de séparer les espaces public et privé, de préserver son intimité, peut-être de se sentir plus en sécurité et prémuni des agressions ou des vols. Ainsi, si le verrouillage n’était pas possible dans les tentes et les abris de fortune, ces cabanes permettaient aux habitants de retrouver une notion de « chez soi », de « dehors » et de « dedans », même dans un espace de transition. Pour Ahmed, l’intimité était aussi un moyen de retrouver sa dignité, dans un contexte où la précarité de sa situation était surexposée aux regards médiatiques.

Figure 2. Intérieur de la cabane d’Ahmed

Source : enquête de terrain (26 février 2016) ; © Éléonore Bully.

À l’intérieur des cabanes, certains objets prenaient une place particulière et révélaient les habitudes et les usages spécifiques des habitants. Dans la cabane de deux migrants syriens, j’ai observé une théière orientale et un narguilé qu’ils conservaient comme souvenirs de leur pays d’origine ; dans celle d’Ahmed, des livres, dont le Coran, des objets utilitaires et un miroir (figure 2). Ces objets accompagnaient les migrants tout au long de leur périple. Dans un contexte de déterritorialisation, la disposition d’objets personnels permettait aux migrants de s’approprier les lieux de transition en y ancrant des éléments de leurs trajectoires. Ils développaient des formes d’habiter en utilisant leurs abris comme des prolongements d’eux-mêmes (Paquot et al. 2007).

Dans la jungle, les façades des cabanes et les porches – frontières entre les espaces privés et publics – faisaient également l’objet de personnalisations. Les décorations permettaient aux migrants de transmettre des messages et de se représenter socialement à travers leur habitat en y inscrivant des éléments de leurs histoires, des aspirations ou des opinions (Boccagni et Brighenti 2017).

La face extérieure des cabanes pouvait être utilisée comme espace d’affichage. Les habitants inscrivaient leur trajectoire personnelle dans le bâti et le singularisaient, en rappelant des éléments de leur parcours et de leur « projet migratoire » (De Gourcy 2013). Cela traduisait une nouvelle fois la tension structurelle entre la volonté de s’approprier le lieu et de s’y stabiliser, et le rêve d’en partir. La figure 3 montre la façade de la cabane d’Isaak, un migrant soudanais, où il était inscrit « One ticket to hope » (un ticket pour l’espoir). Lors d’un entretien, Isaak insistait sur les émotions que lui procurait cette décoration : « Cet abri, là, il est agréable à voir. Il te fait sentir heureux, comme le soleil aujourd’hui [7] » (extrait du journal de bord (p. 10), Isaak, Soudan, 3 avril 2016).

Figure 3. « One ticket to hope »

Source : enquête de terrain (3 avril 2016) ; © Éléonore Bully.

Les façades pouvaient également servir de support de revendication. Najib, un migrant afghan, m’a traduit à l’oral une phrase inscrite sur la devanture de l’Abdullah Restaurant, qu’il fréquentait régulièrement : « Nous ne serons pas toujours pauvres, nous récupérerons notre honneur et vous paierez ce vous avez fait dans notre pays ». Il s’agit d’un extrait d’une chanson populaire pachto. Une arme et un bouquet de fleurs sont dessinés à côté de ce message (extrait du journal de bord (p. 16‑17), Abdullah Restaurant, 19 avril 2016).

Ce message avait une portée politique forte et faisait référence à l’intervention des États-Unis en 2001 en Afghanistan. En l’affichant, Aref, réfugié afghan et propriétaire du restaurant, tenait ainsi à souligner les raisons de son émigration et à rappeler qu’elle était fortement liée aux interventions des pays occidentaux dans son pays et à l’instabilité politique dont il souffre encore aujourd’hui. En effet, dans la jungle, les abris faisaient souvent référence au pays d’origine de leurs habitants. Les motifs de ces évocations, associés à de nombreux slogans pacifiques, permettaient aux migrants d’exprimer les causes de leur exil, tout en montrant aux yeux des nombreux journalistes et photographes présents dans la jungle leur indignation quant aux conflits politiques internationaux.

Si certains habitants utilisaient leur cabane uniquement la nuit, beaucoup y accueillaient des amis ou des passants durant la journée. Par exemple, sur la cabane de la figure 4, l’ajout d’une structure en bois a permis l’aménagement d’un porche où l’on pouvait s’asseoir. Les migrants s’appropriaient ainsi les structures préconstruites pour en faire des lieux de rencontre où il était possible de recevoir avec plus de dignité et de confort.

Figure 4. Un porche aménagé sur une cabane

Source : enquête de terrain (26 février 2016) ; © Éléonore Bully.

Habiter les espaces communs : des usages et des itinéraires routiniers

Au-delà de l’effort des habitants de la jungle pour personnaliser leurs abris et en faire des lieux d’accueil, la petite taille des cabanes et l’absence d’alimentation en eau et en électricité en leur sein les obligeaient à passer beaucoup de temps dans les espaces de circulation et les espaces communs. De ce fait, les migrants avaient créé, avec les ressources locales et l’aide des bénévoles, plusieurs lieux offrant des services et activités, et donnant accès à des formes de sociabilité : écoles, commerces, églises et mosquées.

Figure 5. Jungle Books

Source : enquête de terrain (26 février 2016) ; © Éléonore Bully.

Les écoles, comme la Darfur School ou l’École laïque du chemin des Dunes, et les bibliothèques, appelées les Jungle Books (figure 5), étaient des lieux fréquentés quotidiennement par de nombreux habitants de la jungle. Ils semblaient, en effet, être des points centraux sur la carte retraçant les parcours quotidiens de deux enquêtés, Najib et Luan (figure 8), qui s’y rendaient plusieurs fois dans une même journée.

Ces lieux d’apprentissage et d’échanges permettaient aux migrants d’accéder à la langue et à des éléments de culture du pays d’asile souhaité et d’avoir ainsi le sentiment d’une certaine emprise sur leur trajectoire. Ils permettaient aussi d’échanger des informations sur les questions administratives. Les lieux de culte (figure 6) rythmaient, eux aussi, le quotidien de certains habitants et permettaient de générer des moments de rencontre. Ces espaces communs et ces activités donnaient ainsi un cadre de vie quotidienne aux habitants et leur permettaient d’échapper à l’ennui, grand dénominateur commun dans la jungle.

Figure 6. L’église érythréenne

Source : enquête de terrain (26 février 2016) ; © Éléonore Bully.

Les restaurants, tenus pour la plupart par des migrants afghans et iraniens, permettaient aux habitants de la jungle d’accéder à des repas en dehors des distributions journalières effectuées par les associations, mais aussi de concilier des usages de première nécessité, comme l’alimentation en eau et en électricité, avec des pratiques de sociabilité. En effet, les restaurants étaient alimentés en électricité grâce à des générateurs financés par les migrants eux-mêmes, avec l’aide des associations présentes sur place, telles que l’Auberge des migrants ou l’association anglaise Help Refugees. De plus, les gérants des restaurants s’approvisionnaient en eau au moyen de bonbonnes qu’ils achetaient eux-mêmes au supermarché [8]. Les shops (figure 7), quant à eux, étaient de petites cabanes en bois dans lesquelles les habitants pouvaient acheter des produits alimentaires et de toilette, des cigarettes ou encore du crédit téléphonique. Les produits vendus dans les shops provenaient pour la plupart de supermarchés calaisiens dans lesquels les gérants allaient régulièrement s’approvisionner, ou de dons d’associations. Par ailleurs, certains habitants de la jungle, surtout dans la partie habitée par des Soudanais, avaient créé des cuisines communautaires entre les cabanes. Il s’agissait d’espaces de vie entre intérieur et extérieur faisant partie d’ensembles bâtis dédiés au partage et à la solidarité. Ces différents lieux structuraient des itinéraires routiniers pour les habitants (figure 8) et participaient ainsi à une stabilisation de la jungle dans l’espace et dans le temps.

Figure 7. Un shop pakistanais

Source : enquête de terrain (13 mars 2016) ; © Éléonore Bully.

Figure 8. Activités quotidiennes, Najib et Luan

Source : enquête de terrain (17‑18 avril 2016) ; © Éléonore Bully.
[Cliquer sur le plan pour l’agrandir.]

Ainsi, la jungle révélait un gisement d’activités et d’initiatives diverses, organisées en dépit ou en raison de la précarité. Elle constituait un lieu de vie, habité, bien que les conditions de vie y fussent très difficiles. Car la jungle était un lieu d’interactions, mais aussi un lieu de proximité imposée, de confrontations et de tensions. Malgré ces difficultés, ces formes d’habitat ne peuvent être définies seulement par la négative. Leur destruction définitive, avec le démantèlement de la jungle en octobre 2016, et la destruction systématique de l’ensemble des campements informels par les pouvoirs publics entretiennent un climat de violence et des conditions de vie particulièrement précaires pour les migrants. Les solutions d’hébergement proposées par l’État en parallèle du démantèlement de la jungle n’ont pas été à la mesure des enjeux. Les chiffres officiels le montrent : 8 118 migrants [9] au total ont été orientés vers les 164 centres d’accueil et d’orientation (CAO) développés par l’État en 2016. Les personnes laissées pour compte de ce dispositif se sont regroupées depuis au sein de nouveaux campements informels dans le bois Dubrulle à Calais, ou encore dans le quartier de Stalingrad à Paris, et l’on assiste aux fermetures successives des différents CAO depuis le début de l’année 2017. Il semble que les actions et les dispositifs mis en œuvre à court terme par la puissance publique conduisent à des situations de grande précarité pour les migrants, alors même que la destruction de la jungle et les « mises à l’abri » étaient censées les protéger.

Bibliographie

  • Agier, M. (dir.). 2014. Un monde de camps, Paris : La Découverte.
  • Boccagni, P. et Brighenti, A. M. 2017. « Immigrants and home in the making : thresholds of domesticity, commonality and publicness », Journal of Housing and the Built Environment, vol. 32, n° 1, p. 1‑11.
  • De Gourcy, C. 2013. « Partir, rester, habiter : le projet migratoire dans la littérature exilaire », Revue européenne des migrations internationales, vol. 29, n° 4, p. 43‑57.
  • Paquot, T., Lussault, M. et Younès, C. (dir.). 2007. Habiter, le propre de l’humain. Villes, territoires et philosophie, Paris : La Découverte, coll. « Armillaire ».

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Pour citer cet article :

Éléonore Bully, « Habiter la jungle de Calais », Métropolitiques, 2 octobre 2017. URL : https://metropolitiques.eu/Habiter-la-jungle-de-Calais.html

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