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Débats

Faire place à la nature en ville

La nécessité de nouveaux métiers

La présence de la nature en ville s’est aujourd’hui imposée comme un facteur clé dans l’évaluation de la qualité de vie urbaine. Pierre Donadieu rappelle ici que la place et la forme à donner à cette nature urbanisée ne vont pas de soi, et exigent désormais le développement de compétences nouvelles hybridant les savoir-faire traditionnels et bousculant les partitions disciplinaires établies.


Dossier : Nature(s) en ville

La nature rend-elle les villes plus habitables ? À cette question, les citadins répondent souvent par l’affirmative. Plus la ville est verte, et les espaces verts nombreux et attractifs, et plus, leur semble‑t‑il, la ville sera agréable à vivre. Ainsi, partout dans le monde, le nombre de mètres carrés d’espaces verts par habitant est un indicateur apprécié par les élus. Cependant, cette opinion masque une réalité plus complexe.

De quoi parle‑t‑on lorsqu’on parle de « nature en ville » ?

Dans le monde urbain, le mot nature désigne des phénomènes assez différents. Pour les spécialistes des sciences de la nature, les phénomènes naturels ne dépendent pas des hommes. Le climat d’une ville est lié à des faits météorologiques comme la circulation atmosphérique, même s’il est affecté par les sources de chaleur urbaine. La mer est un fait de nature, même si elle est polluée à proximité des rivages urbains. Et la stabilité de la croûte terrestre peut être affectée par un séisme, y compris dans les régions urbaines.

Dans les villes, les êtres vivants relèvent également de faits de nature. Car, même s’ils dépendent des hommes (les végétaux des jardins et les animaux domestiques) ou s’ils sont humains, une grande part du fonctionnement de leur être biologique est indépendante d’un projet humain. Certes, leur patrimoine génétique peut être manipulé (organisme génétiquement modifié, thérapie génique), mais ils continuent à être régis par les lois de la nature décrites par les sciences de la vie et de la nature (ce ne sont pas encore des robots). En revanche, dans les mondes artistique et littéraire, la nature est soit un référent qui est décrit dans un récit de voyage ou reproduit par une photographie, soit le modèle d’un tableau peint « d’après nature ».

Dans les villes, la nature matérielle n’existe donc pour la société qu’en tant qu’elle est expliquée ou incomprise, qualifiée ou déqualifiée, manipulée ou non manipulée par les hommes. Ceux dont le métier est de produire et de gérer la nature dans les villes, comme les paysagistes, les écologues et les jardiniers s’intéressent particulièrement aux espaces non construits qui sont occupés par les espaces verts, boisés et cultivés, et par la vie végétale et animale qui leur est associée.

La nature comme décor urbain

En dehors des regards et des projets humains, la nature dans les villes, la flore et la faune spontanées en particulier, n’a pas d’intérêt évident pour les citadins et le milieu urbain. C’est pourquoi, en Occident, elle en a d’abord été presque exclue, pour y revenir à partir du XIXe siècle sous la forme esthétisée et hygiéniste des parcs et des jardins publics et privés.

Cette beauté de la nature jardinée, appréciée par les architectes et les urbanistes, emprunte à l’art historique des jardins (Mosser et Brunon 2006). Voulue par les élus urbains, les urbanistes et les paysagistes, cette nature choisie pour des raisons esthétiques et sanitaires est restée incontestée du XIXe siècle jusqu’à la fin du XXe siècle. Car ces décors arborés et fleuris, surtout dans l’espace public, contribuent à l’attractivité des villes et à la qualité de vie des habitants. En témoignent en Europe les villes les plus vertes, mais également les plus chères et les plus sélectives, comme Zurich, Vienne ou Saint-Germain-en-Laye.

Pour certains philosophes culturalistes (Roger 1997), ces pratiques décoratives sont interprétables comme un processus cosmétique d’embellissement qui emprunte ses modèles formels à l’art pictural, photographique et littéraire. Pour d’autres (Besse 2009), l’image produite est moins importante que les sensations du corps conscient des émotions éprouvées au contact de la nature sauvage ou jardinée. Car la beauté relative de la ville ne se comprend qu’en fonction des sentiments de répulsion ou de fascination que le monde urbain inspire. La nature spontanée, qui est valorisée par les naturalistes et parfois par les paysagistes, suscite en général chez les citadins à la fois rejet et fascination (Celecia et al. 1996). Les élus ne l’ignorent pas.

Les jardins d’Éole dans le 18e arrondissement de Paris, réalisés en 2007
par l’architecte paysagiste Michel Corajoud
© P. Donadieu

Utilités et dangers de la nature urbaine

Si l’on réduit la nature urbaine à ses éléments physiques (l’arbre, l’herbe, l’eau, l’animal), et notamment à ses espaces verts non construits, les effets de cette infrastructure bienfaisante de nature sont assez bien connus. Les espaces boisés, agricoles et jardinés atténuent l’îlot de chaleur et les pollutions de l’air (microclimatisation). En outre, ils contribuent à réduire les émissions de CO2 (puits de carbone) et créent des milieux favorables à une nécessaire biodiversification végétale et animale dans les régions urbaines – surtout si les principes de la continuité des trames vertes et bleues (lois Grenelle en France [1]) sont appliqués pour permettre la circulation des populations végétales et animales, et limiter leur extinction par isolement (Clergeau 2007 ; Donadieu 2012).

En outre, la constitution de réseaux verts et aquatiques permet de disposer de lieux appropriés pour localiser les espaces circulatoires des régions urbaines et autres équipements publics. Ils structurent le périmètre régional dont les villes ont besoin pour s’adapter aux crises chroniques (pollutions, énergies fossiles et eaux de plus en plus rares, alimentation en situation de crises économiques, réchauffement climatique) et exceptionnelles (catastrophes naturelles, guerres). Et souvent, s’il s’agit de parcs publics, les prix de l’immobilier voisin y sont plus élevés qu’ailleurs.

Pourtant, cette extension de la nature animale et végétale, spontanée et cultivée, se heurte à des résistances sociales. Parmi les nuisances qui peuvent lui être associées, citons les pullulations de pigeons, d’étourneaux ou de rongeurs, les allergènes végétaux, ou les racines destructrices de certains arbres. En outre, bien que la présence visible de l’eau soit un facteur attractif dans l’espace public, les inondations, parfois catastrophiques, sont des risques fréquents qui supposent une régulation efficace des crues périodiques (barrage, zone d’épandage de crues).

Ainsi, selon les chercheurs, les faits de nature peuvent être ou devenir dangereux, d’autant plus que la concentration démographique est forte et que la capacité d’adaptation du système urbain et des citadins est faible. Ce qui se produit quand la culture du risque est oubliée ou n’a jamais existé.

De nouveaux métiers à la croisée des sciences de la ville et du vivant

Au sein de la région urbaine, la ville-nature (Aggeri 2010) est un modèle urbain qui s’inscrit donc dans les valeurs morales et esthétiques des villes durables. En pratique, il convoque de nouvelles compétences connues ou en construction pour mettre en œuvre ce projet. Sans les bioclimatologues et les forestiers, les gestionnaires du patrimoine arboré des villes ne peuvent anticiper les évolutions des climats en Europe sous l’influence du réchauffement climatique. Les urbanistes et les paysagistes aujourd’hui ne peuvent penser de manière cohérente les infrastructures boisées, agricoles et aquatiques des régions urbaines sans s’associer aux forestiers, aux agronomes et aux ingénieurs écologues (Donadieu 2009). La mise en œuvre de la participation des habitants à la gouvernance territoriale des projets de trames vertes et bleues demande les compétences de médiateurs issus des formations en sciences sociales comme la sociologie, la géographie ou encore l’anthropologie (Paradis et Lelli 2010).

Dans tous ces domaines, les cloisonnements traditionnels des formations s’effacent au profit d’acquisitions de compétences hybridées en évolution permanente – par exemple, chez les agriurbanistes, les paysagistes urbanistes, les écojardiniers et les agriculteurs urbains. Au profit également de projets territoriaux de plus en plus pluridisciplinaires qui associent des spécialités complémentaires. Les formations de master dans les écoles d’ingénieurs et de concepteurs paysagistes en sont de bons exemples, notamment à Agrocampus Ouest (Institut national d’horticulture et de paysage d’Angers), à l’École nationale supérieure de paysage de Versailles-Marseille, et dans les écoles d’architecture et de paysage de Lille et de Bordeaux.

C’est aujourd’hui le débat démocratique et politique autant que les règles techniques connues ou expérimentales qui permettent d’éclairer les décisions des élus urbains. Car celles-ci engagent les promesses d’habiter mieux des villes moins vulnérables dans un contexte général d’incertitudes, de crises récurrentes et de changement de l’exercice des métiers de l’aménagement de l’espace. Promesses difficiles que les élus doivent tenir !

Bibliographie

  • Aggeri, G. 2010. Inventer les villes-natures de demain. Gestion différenciée, gestion durable des espaces verts, Dijon : Éducagri.
  • Bailly, É. 2013, « Paysage urbain : image ou espace protégé ? », Métropolitiques, 13 février.
  • Besse, J.-M. 2009. Le Goût du monde, exercices de paysage, Arles : Actes Sud.
  • Celecia, J., Lizet, B. et Wolf, A.-E. (dir.). 1996. Sauvages dans la ville, de l’inventaire naturaliste à l’écologie urbaine, hommage à Paul Jovet, Paris : Muséum national d’histoire naturelle.
  • Clergeau, P. 2007. Une écologie du paysage urbain, Rennes : Apogée.
  • Donadieu, P. 2009. Les Paysagistes ou les métamorphoses du jardinier, Arles : Actes Sud.
  • Donadieu, P. 2012. Sciences du paysage, entre théories et pratiques, Paris : Lavoisier.
  • Paradis, S. et Lelli, L. 2010. « La médiation paysagère, levier d’un développement territorial durable ? », Développement durable & territoire, vol. 1, n° 2, septembre.
  • Mosser, M. et Brunon, H. 2006. Le Jardin contemporain, renouveaux, expériences et enjeux, Paris : Scala.
  • Roger, A. 1997. Court traité du paysage, Paris : Gallimard.
  • Torre, A. et Bourdeau-Lepage, L. 2013. « Quand l’agriculture s’installe en ville… Désir de nature ou contraintes économiques ? », Métropolitiques, 6 février.

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Pour citer cet article :

Pierre Donadieu, « Faire place à la nature en ville. La nécessité de nouveaux métiers », Métropolitiques, 11 février 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Faire-place-a-la-nature-en-ville.html

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