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Essais

Vers de nouveaux modes de production des espaces publics à Paris ?

Réflexions à partir du projet « Réinventons nos places »
Depuis les années 1970, les politiques d’aménagement visent à donner plus de place aux piétons, en réaction à la période d’hégémonie automobile de l’après-guerre. À partir du projet en cours « Réinventons nos places » de la ville de Paris, Antoine Fleury et Louise Wuest proposent une réflexion sur les modes de production des espaces publics parisiens et leur évolution à plus long terme.

Dans son programme de campagne, Anne Hidalgo proposait un « plan d’embellissement de toutes les grandes places parisiennes qui subissent excessivement la pression de la voiture » [1]. Élue maire de Paris, elle a officialisé en juin 2015 le projet « Réinventons nos places », qui concerne sept places : Bastille (4e/11e/12e arrondissements), Nation (11e/12e), Panthéon (5e), Italie (13e), Gambetta (20e), Madeleine (8e), Fêtes (19e). L’objectif de la municipalité est de « rééquilibrer l’espace public au profit des piétons, des circulations douces et du végétal », mais aussi de « diversifier et d’intensifier les usages de l’espace public » [2]. Présenté par la municipalité comme une rupture par rapport aux projets antérieurs, ce projet apparaît, selon nous, comme une étape supplémentaire dans le processus de renouvellement des modes de conception et de gestion des espaces publics des deux dernières décennies [3]. Adossées à une meilleure coordination des services et à un développement de la concertation avec les usagers, les interventions tendent à valoriser les mesures de gestion et d’animation aux dépens des reconfigurations matérielles lourdes. « Réinventons nos places » marque en même temps le franchissement d’une étape supplémentaire avec l’abandon des concours de maîtrise d’œuvre et l’adoption de méthodes qui associent plus étroitement agents municipaux et citadins. Cette évolution des modes de production de l’espace public à Paris s’inscrit, d’ailleurs, dans une tendance internationale. Les services en charge des espaces publics ont été réorganisés dans de nombreuses villes européennes (Toussaint et Zimmerman 2001 ; de Magalhães et Carmona 2009), les pratiques interprofessionnelles se sont diffusées (Arab et Bourdin 2005), le recours à la concertation s’est développé et le « placekeeping » [4] est venu compléter, voire remplacer, le « placemaking » (Dempsey et Burton 2012). L’enjeu principal est de produire une ville plus réversible et plus adaptée à l’évolution des modes de vie (Scherrer et Vanier 2013).

Un projet présenté comme « en rupture » et « innovant »

Contrairement à la plupart des grands projets mis en œuvre depuis les années 1980, celui « des sept places » sera réalisé en interne, ce qui signifie que ce sont les architectes et les ingénieurs de la Direction de la voirie et des déplacements (DVD) qui dessineront et programmeront les futurs aménagements. La municipalité souhaite en même temps renforcer la coopération et la coordination entre ses services par un « système complètement nouveau et innovant » [5], comprenant la mise en place d’une méthode dite de « co‑conception » entre la DVD et la Direction des espaces verts et de l’environnement (DEVE) et d’un « comité de co‑pilotage » qui a un rôle d’arbitrage et qui doit établir les plans-programmes des projets. Ce comité est constitué de plusieurs services : DVD, mission PAVEX (Préfiguration, aménagement, valorisation et expérimentation de l’espace public) du secrétariat général et de l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR), la pluridisciplinarité étant considérée comme un gage de qualité du projet. Afin de renforcer son expertise, une consultation de professionnels externes à la ville a été réalisée en mai 2015 afin de « nourrir les réflexions et de permettre aux services d’innover », par un temps de présentation de leur réalisation à l’étranger, mais aussi par la mise en place d’ateliers participatifs.

Outre sa volonté de « co‑produire » en interne avec les différents services techniques, la mairie de Paris souhaite également « co‑produire » avec l’ensemble des Parisiens [6], d’où l’usage de la première personne du pluriel dans la dénomination du projet. Pour cela, elle a fait appel à Trait clair/AME, une agence spécialisée dans la concertation, en tant qu’assistant à maîtrise d’ouvrage (AMO), avec pour objectif de créer une démarche de concertation plus poussée qu’habituellement. Ainsi, une plate-forme participative en ligne [7] a été créée, où les Parisiens ont pu proposer des idées sur des thématiques telles que les déplacements, le patrimoine ou encore les futurs usages. Une « concertation in situ » a également été organisée sur la place de la Bastille le 20 juin 2015, comprenant une exposition sur l’histoire des sept places, des panneaux participatifs et des « tables rondes » où les usagers pouvaient donner leur avis sur chacune des places. Le but de ces démarches est de réaliser des « diagnostics partagés » avec les riverains et les usagers des places afin de compléter les diagnostics techniques existants.

Le projet « Réinventons nos places » s’inscrit enfin dans un contexte particulier de maîtrise des finances publiques : le budget qui lui est consacré est de 30 millions d’euros pour les sept places, ce qui équivaut à celui du projet de réaménagement de la place de la République. Cela explique en partie à la fois le choix de ne pas recourir à une maîtrise d’œuvre externe et celui de réaménager toutes les places en même temps, dans le but affiché de réaliser des économies d’échelles. De plus, les places ne devraient pas connaître de reconfiguration lourde. Il s’agit de développer des aménagements réversibles, qui puissent s’adapter aux différents usages, d’où l’importance de renforcer les démarches de diagnostics et de « co‑production » avec les citadins. D’autres réflexions sont en cours, notamment sur la gestion et l’animation des places. L’une des idées mises en avant est de développer des partenariats avec les institutions ou les associations riveraines pour développer des activités ludiques ou événementielles régulières dans l’espace public. Ainsi, l’opéra pourrait s’ouvrir sur la place de la Bastille et proposer une extension de sa programmation artistique sur le parvis.

Ces différentes caractéristiques sont mobilisées par une majorité d’élus et d’agents municipaux pour présenter le projet comme « en rupture » ou « innovant ». Un retour sur l’histoire récente de l’action sur les espaces publics à Paris montre, néanmoins, que le projet ne constitue qu’une étape supplémentaire dans l’évolution des modes de production de l’espace public à Paris depuis les années 1980 (Flonneau 2006 ; Fleury 2007).

Des « grands chamboulements » à la gestion et l’animation des espaces publics

La « reconquête » des espaces publics parisiens au profit des piétons commence dès le milieu des années 1970. Sans remettre en cause l’hégémonie de la voiture, il s’agit surtout à l’époque de libérer les trottoirs du stationnement et de protéger les piétons au moyen d’un mobilier spécifique. Sous le mandat municipal de Jacques Chirac (1977‑1995), seuls des espaces publics emblématiques sont concernés par des opérations de requalification de grande ampleur, dans la perspective de redonner de la place aux piétons tout en mettant en valeur le patrimoine. En 1996, Jean Tibéri lance une politique de partage de la voirie en faveur des « circulations douces », rompant avec l’idéologie du tout-automobile. Mais les interventions concrètes restent limitées. Il faut attendre l’élection de Bertrand Delanoë pour voir cette politique systématisée et approfondie. Durant ses deux mandats (2001‑2014), de nombreuses opérations d’aménagement sont mises en œuvre, que ce soit sur les grands axes (« espaces civilisés », tramway) ou dans le cadre de « zones 30 », qui sont considérablement étendues. Les grandes places demeurent peu concernées, en lien avec les problématiques de circulation complexes. De ce point de vue, l’aménagement de la place de la République, entre 2008 et 2013, marque un tournant, confirmé par le projet « Réinventons nos places ».

Depuis la fin des années 1990, de nouveaux modes de gestion et d’animation des espaces publics sont en même temps expérimentés. Créée sous le mandat de Jean Tibéri puis étendue sous celui de Bertrand Delanoë, l’opération « Paris respire » consiste à fermer une rue ou un ensemble de rues à la circulation certains dimanches. Des opérations événementielles sont aussi organisées dans certains espaces publics, afin d’encourager leur réappropriation par des usages ludiques (Pradel 2013). L’opération « Paris Plages » constitue la plus importante de ces expérimentations, dans la mesure où elle comprend un grand nombre d’aménagements temporaires. Ces dernières années, une phase de diffusion de ces nouveaux modes de gestion et d’animation succède à cette phase d’expérimentation. En multipliant les « zones de rencontre », l’opération « La rue en partage », lancée en 2013, encourage la réappropriation piétonne de certaines rues au moyen d’une nouvelle signalétique et donc avec peu d’aménagements. La piétonisation des berges de Seine sur la Rive gauche constitue une étape supplémentaire, en pérennisant les expérimentations de « Paris Plages ». Tout comme pour le projet « Réinventons nos places », l’accent est mis sur les aménagements réversibles et modifiables au gré des usages, loin des « grands chamboulements » de voirie.

Une coordination accrue entre les services et des processus de plus en plus participatifs

Au cours des années 2000 s’est opérée une mutation des modes de production de l’espace public. En premier lieu, la concertation avec les habitants et les associations locales a été systématisée dans le cadre des conseils de quartier. Ce choix politique a conduit à des changements dans l’administration parisienne, tant en termes de pratiques que de structure, avec notamment le recrutement de spécialistes de la communication et de la concertation au sein de la DVD. Des méthodes nouvelles ont été expérimentées de manière à rendre les processus plus participatifs et plus inclusifs, que ce soit par des visites sur le terrain ou via Internet (Gouyette 2012). Voulu comme exemplaire par la mairie de Paris, le projet de la place de la République est celui où les modes de concertation les plus divers ont été utilisés, au-delà des seuls conseils de quartier, avec l’intervention d’acteurs extérieurs spécialisés dans la concertation : « diagnostics partagés », « marches commentées », partage des documents de travail sur Internet avaient ainsi déjà été pratiqués pour la place de la République (Delarc 2016). Le projet « Réinventons nos places » en a largement bénéficié et va plus loin avec les démarches in situ et interactives évoquées ci-dessus.

En second lieu, la coordination des services n’a cessé de se renforcer. La méthode dite de « co‑conception » entre services et la mise en place d’un « comité de co‑pilotage » pour le projet « Réinventons nos places » ont ainsi bénéficié des différentes formes de coordination expérimentées au cours des années 2000, pour lesquelles le secrétariat général a joué un rôle pivot. Renforcées par la création du Pôle espaces publics en 2008, ces expérimentations ont contribué à une meilleure connaissance mutuelle des services et des agents, tout en diffusant une « culture partagée » [8] de l’espace public. C’est sans doute cette évolution qui a permis à la mairie d’envisager non plus un concours de maîtrise d’œuvre mais une conception en interne pour le projet, y compris pour les places les plus emblématiques [9]. De ce point de vue, le projet « Réinventons nos places » constitue bien une rupture, marquant le passage des « grands projets d’aménagement, dont l’objectif était de frapper les esprits », à un « urbanisme de processus » visant à donner plus de place aux usages.

Toutefois, malgré la volonté affichée de « co‑produire » avec les habitants, les processus mis en œuvre jusqu’à présent apparaissent encore assez loin de leurs objectifs, ne laissant encore que peu de place aux usagers dans les processus de décision. D’une part, on peut effectivement remarquer un manque de transparence à propos du calendrier des étapes de la concertation [10], qui limite l’ouverture de la concertation à tous les publics et pour toutes les places. D’autre part, les ateliers participatifs sont peu nombreux et sont organisés suivant des thématiques qui restent très larges [11]. De plus, l’une des priorités de la politique menée est de « favoriser de nouveaux usages », mais ceux qui sont favorisés semblent plutôt renvoyer à une ville toujours plus ludique et tournée vers la consommation. En témoignent les réflexions menées par l’APUR et la mission PAVEX, axées sur les implantations de food trucks, sur l’accentuation de l’événementiel et des usages numériques, ou encore sur le renforcement de la patrimonialisation de certaines places. N’y a-t-il pas dès lors un risque que certains usages prennent le dessus, mettant à l’écart d’autres usages et usagers jugés indésirables (Fleury et Froment-Meurice 2014) ? Il faudra donc être attentif aux publics qui s’approprieront ces places et aux usages qu’ils y déploieront une fois le projet achevé.

Bibliographie

  • Arab, N. et Bourdin, A. 2009. « La commande d’espace public dans les collectivités territoriales : nouvelles formes de coopération et d’expertises » in Biau, V. et Tapie, G. (dir.), La Fabrication de la ville : métiers et organisations, Marseille : Parenthèses, p. 141‑152.
  • De Magalhães, C. et Carmona, M. 2009. « Dimensions and models of contemporary public space management in England », Journal of Environmental Planning and Management, vol. 52, n° 1, p. 111‑129.
  • Delarc, M. 2016. « Quelle prise en compte des “usages” dans la conception des espaces publics urbains ? Le cas de la place de la République à Paris », Métropolitiques, 20 janvier.
  • Dempsey, N. et Burton, M. 2012. « Defining place-keeping : the long-term management of public spaces », Urban Forestry & Urban Greening, vol. 11, n° 1, p. 11‑20.
  • Fleury, A. 2007. Les Espaces publics dans les politiques métropolitaines. Réflexions au croisement de trois expériences : de Paris aux quartiers centraux de Berlin et Istanbul, thèse de doctorat en géographie, université Paris‑1 Panthéon-Sorbonne.
  • Fleury, A. 2011. « Paris, concilier la diversité des usages et des mobilités », in Terrin, J.‑J. (dir.), Le Piéton dans la ville. L’espace public partagé, Marseille : Parenthèses, p. 146‑169.
  • Fleury, A. et Froment-Meurice, M. 2014. « Embellir et dissuader : les politiques d’espaces publics à Paris », in Da Cunha, A. et Guinand, S. (dir.), Qualité urbaine, justice spatiale et projet, Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes, p. 67‑79.
  • Flonneau, M. 2005. Paris et l’automobile. Un siècle de passions, Paris : Hachette Littératures.
  • Gouyette, B. 2012. « Aménagement des espaces publics et concertation : quelques pistes de réflexion parisiennes », Métropolitiques, 27 juin.
  • Pradel, B. 2013. « Sous les pavés, Paris Plages », Métropolitiques, 8 juillet.
  • Scherrer, F. et Vanier, M. (dir.). 2013. Villes, territoires, réversibilités, Paris : Hermann.
  • Toussaint, J.-Y et Zimmermann, M. (dir.). 2001. User, observer, programmer et fabriquer l’espace public, Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes.
  • Wuest, L. 2015. La Reconquête des places parisiennes : vers une plus grande prise en compte des usages ?, mémoire de master 1, université Paris‑1 Panthéon-Sorbonne.

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Pour citer cet article :

Antoine Fleury & Louise Wuest, « Vers de nouveaux modes de production des espaces publics à Paris ?. Réflexions à partir du projet « Réinventons nos places » », Métropolitiques, 18 mars 2016. URL : https://metropolitiques.eu/Vers-de-nouveaux-modes-de.html

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