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Essais

Le pré-urbain : un territoire refuge aux confins du périurbain éloigné

Aujourd’hui semble émerger un nouvel espace entre les couronnes périurbaines traditionnelles et les territoires ruraux, le pré‑urbain, né, selon Jean-Marc Stébé et Hervé Marchal, du processus d’étalement urbain, de l’appauvrissement d’une partie des classes moyennes et de la pression foncière.

À n’en pas douter, un monde de villages reliés entre eux par tout un lacis de routes et de chemins traversant ici des prairies et des champs, là des bois et des sapinières, ailleurs des vallons et des plaines peut s’observer au sein du périurbain éloigné de l’agglomération de Nancy. Longeant parfois cours d’eau et étangs, ces routes et ces chemins mènent tantôt à des villages typiquement lorrains où les maisons se distribuent le long d’une seule rue, tantôt à des villages au sein desquels les maisons se rassemblent autour d’une place avec son monument aux morts ou autour d’une église avec son clocher en ardoise dominant le paysage. L’environnement champêtre et l’atmosphère paisible qui s’en dégagent ne doivent cependant pas faire oublier que la pression urbaine est manifeste, comme en témoignent les ponts d’autoroutes, les routes nationales au trafic dense, les éoliennes édifiées sur la ligne de crête des collines environnantes, ou encore les rames de TGV qui filent à vive allure à travers les champs. De même, les petites grappes de maisons individuelles construites ici et là à l’orée des villages sont autant d’expressions d’un mitage urbain rappelant que la ville ne cesse de s’inviter à la campagne et que se joue peut-être ici plus qu’ailleurs, à bien y regarder, ce que d’aucuns nomment une « nouvelle alliance » entre ville et nature (Bourdeau-Lepage 2017).

Ce qui s’impose au regard, dès lors que l’on pénètre dans toutes ces communes éloignées de la centralité nancéienne, c’est avant tout la présence de nombreux véhicules stationnés sur les trottoirs et aux abords des rues. C’est également des vitrines aux rideaux de fer baissés depuis longtemps, des adolescents avec leurs smartphones et leurs scooters regroupés sur le perron de la mairie, autant de signes révélant une vie villageoise en profonde mutation (Dibie 2006). Mais, si l’on s’arrête plus longuement dans ces villages, on note toujours dans les plus importants d’entre eux la présence de services qui sont l’occasion de rencontres et de discussions informelles, que ce soit à la mairie, devant l’école primaire ou la poste, qui sert de dépôt de gaz, à la boulangerie-épicerie, ou à la salle communale au sein de laquelle des bénévoles s’affairent pour organiser la brocante annuelle, la cérémonie des étrennes pour les aînés ou encore le prochain bal des pompiers.

Figure 1. Dans le pré-urbain

© Jean-Marc Stébé, 2016.

Quand le monde villageois se transforme sous le poids des contraintes socio-économiques…

Derrière ce décor, il ne faut pas s’y tromper, se cachent des évolutions démographiques et sociologiques significatives. C’est ce qu’ont montré des recherches réalisées au sein du périurbain nancéien (voir encadré).

Encadré : corpus et protocole méthodologique

Les deux ensembles de communes observés sont situés dans un rayon de 15 à 35 kilomètres de la ville de Nancy, laquelle compte 105 000 habitants et se trouve intégrée dans une aire urbaine en dénombrant 440 000. Le premier terrain d’enquête, à l’extrême nord-est de l’agglomération nancéienne, compte un peu moins de 20 000 habitants répartis au sein de 45 communes dont la plus importante dépasse difficilement les 1 200 personnes. Le second terrain, au sud-ouest de Nancy, rassemble plus de 70 000 habitants se distribuant dans près de 80 communes dont aucune n’excède 1 500 habitants. En ce qui concerne le protocole méthodologique, tout d’abord, nous avons privilégié l’analyse des données statistiques issues de l’INSEE. Puis, nous avons réalisé une enquête par questionnaire (7 000 questionnaires ont été envoyés, 1 300 ont été analysés). Enfin, nous avons procédé à des entretiens semi-directifs et à des focus groups.

Les territoires observés connaissent, en effet, une croissance démographique régulière depuis la décennie 1970. À cet égard, selon le recensement de l’INSEE [1] réalisé en 2009, il est important de rappeler que la population compte en moyenne 28 % d’habitants âgés de moins de 20 ans, pourcentage qui est supérieur à la moyenne française (25,1 %). Aussi, ne sommes-nous pas en présence de territoires vieillissants, puisqu’en 2009 seulement 15 % des habitants de la totalité des communes observées (125 individus) sont âgés de plus de 65 ans, proportion de plus de 65 ans en dessous de la moyenne nationale (16,2 %) et bien inférieure à celle de l’ancienne région Lorraine [2] (21 %).

Par ailleurs, ce monde de villages accueille une majorité de catégories sociales modestes et moyennes-moyennes, ce qui n’a rien de surprenant étant donné les prix du foncier et de l’immobilier plus attractifs que dans les couronnes périurbaines les plus proches de Nancy [3]. Parallèlement, de plus en plus de bailleurs sociaux s’implantent dans ces territoires éloignés de la ville de Nancy. Les logements sociaux – quasi inexistants il y a encore quelques années – sont aujourd’hui en augmentation, même si la proportion d’accédants à la propriété de pavillons ou de maisons à rénover reste très importante. Comprendre le périurbain éloigné, c’est donc saisir combien celui-ci est un territoire à la fois dépendant et écarté des logiques urbaines et des dynamiques économiques, tout en accueillant des ménages qui, bien que percevant des revenus peu élevés, réalisent pour la plupart d’entre eux leurs rêves d’accéder à la propriété d’une maison (Stébé et Marchal 2016). Il va sans dire que la dépendance automobile est une des grandes problématiques des familles résidant à la lisière du périurbain, la voiture étant indispensable à la vie quotidienne pour le travail, les courses, les loisirs des enfants… (Dupuy 1999). De ce point de vue, ces territoires sont le théâtre de fortes mobilités quotidiennes allant de pair avec la nécessité de devenir, pour une large majorité des habitants, des navetteurs, à commencer par les mères de famille « toujours sur la route », selon une expression maintes fois entendue (Kaufmann et al. 2015).

Il est vrai que la croissance démographique se poursuit actuellement au sein du périurbain, mais cette dernière tend à s’affaiblir depuis une décennie au profit des villes-centres et des banlieues (Baccaïni et Sémécurbe 2009) et la maison individuelle continue à être plébiscitée par huit Français sur dix [4]. Or, c’est dans les communes rurales et périurbaines que l’on construit actuellement le plus de pavillons avec jardin. En 2012, ils y représentent 75 % des 160 000 pavillons construits en France, alors que leur part n’était en 2009 que de 70 % des 157 000 pavillons sortis de terre (Caron 2013). L’extension du périurbain se poursuit donc (Esprit 2013) et s’accompagne inéluctablement, non sans poser de questions, de l’émergence d’espaces commerciaux, industriels, culturels et scolaires, devenant de fait des polarités concrètes et significatives dans la vie quotidienne des habitants (Dodier et al. 2012 ; Marchal et Stébé 2015).

Dans la complexité territoriale de ce périurbain et de son évolution démographique récemment constatée par l’enquête, il semble qu’un nouveau territoire se dessine entre le périurbain traditionnel et l’espace rural. Ainsi est remis en question le découpage proposé par l’INSEE, puisqu’il occulte une réalité territoriale émergeant à la périphérie du périurbain, c’est-à-dire dans ce territoire encore mal connu se situant entre les couronnes périurbaines traditionnelles et les territoires ruraux. En effet, l’INSEE regroupe sous la notion générique de périurbain l’ensemble des couronnes périurbaines, qu’elles soient proches ou éloignées de la ville-centre, revêtant des réalités hétérogènes. Autrement dit, les données de terrain invitent à relativiser les catégories de l’INSEE n’identifiant jusqu’à présent aucune « espèce d’espace » entre le périurbain et le rural. Dans le sillage de ce qu’ont produit au cours des dernières décennies les géographes, lesquels ont interrogé les évolutions du périurbain aussi bien du point de vue des mutations foncières et sociopolitiques (Kayser 1981 ; Jaillet 1982 ; Jaillet 2004) que du point de vue de l’étalement urbain (Raux 1981) et des niveaux d’analyse adoptés (Berger et al. 1980), les présentes réflexions renvoient, dans une certaine mesure, aux travaux des chercheurs anglo-saxons sur l’urban sprawl (Jackson 1985 ; Fishman 1987) et l’exurbia (Garreau 1991 ; Lang 2003). Ces chercheurs ont montré combien, compte tenu de l’accentuation de la croissance périurbaine aux États-Unis notamment, on a quitté l’univers de la suburbia – ou de l’inner-ring suburb –, en d’autres termes celui de la banlieue traditionnelle caractéristique de la période industrielle, pour entrer dans celui de l’exurbia – ou de l’outer-ring suburb – renvoyant à autant d’excroissances semi-urbaines se situant, par définition, au-delà des banlieues.

… les contours du pré-urbain se dessinent

Les analyses statistiques conjuguées à de nombreuses observations et à des entretiens avec les habitants de certains espaces amènent à soutenir l’idée de l’existence d’un « pré‑urbain » montrant l’imbrication profonde qui s’y opère entre le rural et l’urbain – l’urbain qui s’invite dans les prés –, et la présence de formes préliminaires d’urbanisation (Marchal et Stébé 2017). Dans ce sens, comment ne pas souligner que le pré‑urbain n’est ni de la ville, ni de la banlieue, ni du périurbain, ni du rural ?

En effet, le pré-urbain n’est pas de la ville dans la mesure où ce nouveau territoire aux contours en devenir se caractérise par un environnement bucolique et un horizon champêtre, par une faible densité démographique et physique, par des relations sociales plus directes et de fait plus personnalisées, par une impossible gentrification, par un déficit des équipements et des services, et par des déplacements quotidiens contraints et en voiture individuelle le plus souvent.

Le pré-urbain n’est pas de la banlieue étant donné que la densité sociale et spatiale y est nettement moindre, qu’il accueille somme toute encore assez peu de logements sociaux – ici, pas de grands ensembles hérités du fonctionnalisme architectural des années 1960‑1970 –, qu’il n’est pas autant artificialisé, qu’il est dépourvu de vastes zones économiques et commerciales, qu’il ne comprend pas de grandes infrastructures routières, autoroutières et ferrées, et qu’il n’accueille ni gares routières et ferroviaires, ni équipements hospitaliers et culturels.

Le pré-urbain n’est pas du périurbain au sens classique du terme parce qu’il n’est pas émaillé de vastes zones pavillonnaires, qu’il n’est pas directement organisé autour de polarités dédiées aux commerces et aux sports, au bricolage et à la restauration, à l’artisanat et à l’industrie, à la formation et à l’éducation, à la culture et aux loisirs, et qu’il ne connaît pas une dynamique d’étalement urbain massive et envahissante.

Le pré-urbain n’est pas du rural dans le sens où il est le théâtre d’une croissance démographique, où il accueille des populations jeunes, où il voit son nombre de locataires augmenter et où il se construit de plus en plus de petits immeubles constitués de logements locatifs.

Contrairement à la notion de « rurbain » abondamment utilisée dans les années 1970‑1980 pour caractériser un état d’une campagne envahie par la ville, notamment à travers la figure du lotissement pavillonnaire, celle de pré‑urbain a l’intérêt de rendre compte d’un phénomène complexe d’imbrication tant spatiale que sociale entre urbain et rural. Précisons également que le pré‑urbain se différencie de cette notion, avancée par Gérard Bauer et Jean-Michel Roux (1976), dans le sens où le « rurbain » renvoyait seulement à de l’urbanisation « éparpillée » dans un monde rural, et correspondait davantage à un processus plutôt qu’à un territoire en tant que tel. Parce que le pré‑urbain ne peut être confondu avec ces différents territoires et notions, il incarne une spatialité inédite qui demande à être analysée, caractérisée, définie et nommée.

Le pré-urbain, un territoire refuge

Au terme de cette délimitation géographique et de cette appréhension sociale du pré‑urbain à partir de différences structurelles par rapport à d’autres territoires, il est nécessaire d’en proposer une définition synthétique.

Situé entre le rural et le périurbain alors re‑circonscrit, le pré‑urbain se caractérise par des modes de vie urbano-ruraux dans un décor champêtre, par une impérative nécessité de se déplacer quotidiennement en automobile, par l’installation de jeunes ménages aux revenus modestes et moyens, par la construction de pavillons, de logements locatifs et la rénovation d’anciennes demeures situées au cœur des villages, tout en ne bénéficiant pas des avantages, et de la ville, et de la banlieue, et des premières couronnes du périurbain classique en termes d’infrastructures médicales, économiques, commerciales, culturelles, scolaires et de services. Le pré‑urbain naît d’une recomposition sociale et démographique des couronnes situées aux confins du périurbain. Plus globalement, le pré‑urbain prend forme, d’une part, à la suite de l’augmentation des prix du foncier et de l’immobilier dans les zones les plus densément peuplées – c’est-à-dire dans les centres-villes, les banlieues et les premières couronnes du périurbain –, d’autre part, à la suite de l’appauvrissement d’une partie des classes moyennes trouvant de quoi réaliser leur idéal résidentiel, incarné par la maison individuelle, dans les zones les plus éloignées de la centralité urbaine.

C’est ainsi que ce territoire, innommé formellement, est bien une réalité dans le processus d’urbanisation étalée et, par conséquent, dans la vie quotidienne de ceux qui y résident. Ne pouvons-nous alors pas défendre l’idée selon laquelle le pré‑urbain est un territoire refuge qui redessine la carte aussi bien spatiale que sociale de la périphérie éloignée des villes ?

Bibliographie

  • Baccaïni, B. et Sémécurbe, F. 2009. « La croissance périurbaine depuis 45 ans. Extension et densification », INSEE Première, n° 1240.
  • Bauer, G. et Roux, J.-M. 1976. La Rurbanisation ou la ville éparpillée, Paris : Éditions du Seuil.
  • Berger, M., Fruit, J.-P., Plet, F. et Robic, M.-C. 1980. « Rurbanisation et analyse des espaces ruraux péri-urbains », Espace géographique, vol. 9, n° 4, p. 303‑313.
  • Bourdeau-Lepage, L. 2017. « Ville et nature, vers une nouvelle alliance ? », in P. Hamman (dir.), Ruralité, nature et environnement. Entre savoirs et imaginaires, Toulouse : Éditions Érès, p. 359‑374.
  • Caron, A. 2013. « La maison zéro énergie va rendre obsolète le parc existant », Urbanisme, hors-série n° 46, p. 26‑28.
  • Damon, J. 2017. « Les Français et l’habitat individuel : préférences révélées et déclarées », SociologieS, dossier « Où en est le pavillonnaire ? », 21 février.
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Pour citer cet article :

Hervé Marchal & Jean-Marc Stébé, « Le pré-urbain : un territoire refuge aux confins du périurbain éloigné », Métropolitiques, 30 octobre 2017. URL : https://metropolitiques.eu/Le-pre-urbain-un-territoire-refuge-aux-confins-du-periurbain-eloigne.html

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