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Essais

La « crise du logement » n’est pas (seulement) celle qu’on croit

Dans un contexte de difficultés accrues d’accès au logement, un discours qui valorise la « débrouille individuelle » et les modes d’habitation alternatifs s’est développé. Pour Yankel Fijalkow, ce discours tend à relativiser la responsabilité des pouvoirs publics, tant dans la crise du logement que dans les réponses structurelles qui doivent lui être apportées.

Depuis une quinzaine d’années, le mal-logement, plaie que l’on croyait écartée par la modernité, refait surface dans le discours politique. Dès 1995, la Fondation Abbé Pierre a identifié cinq facteurs à celui-ci : l’absence de logement, les difficultés d’accès et de maintien, le manque de confort et l’insalubrité, les contraintes à la mobilité, voire l’assignation à résidence [1]. Elle distingue aujourd’hui les « personnes connaissant une problématique forte de mal-logement » (3,5 millions de personnes) de celles « en situation de réelle fragilité à court ou moyen terme » (6,6 millions de personnes). Au fil des rapports annuels, la progression des chiffres du mal-logement illustre autant un affinement des indicateurs qu’une « crise » de longue durée. Cependant, la notion de crise du logement suscite d’autant plus un débat que l’expression se répand. Comment la définir et la délimiter ? Quels sont les tactiques et stratégies individuelles ou collectives pour s’en sortir ?

Une crise durable, des discours immuables

Le phénomène n’est pas d’aujourd’hui. Dès 1921, Henri Sellier [2] montrait déjà comment la crise du logement illustrait le retard de la construction destinée aux plus modestes, augurant de la difficulté endémique et structurelle de la société française à loger ses plus pauvres (Topalov 1995). Même écho, un demi-siècle plus tard, lorsqu’un journaliste économique du journal Le Monde, Gilbert Mathieu (1995), diagnostique dans son livre Peut-on loger les Français ? « une crise qui va durer ». Le catalogue de la Bibliothèque nationale de France (BnF) renvoie ainsi à plus de 150 titres relatifs à la « crise du logement », répartis en trois périodes : autour de 1920, de 1950, et des années 1990‑2000 [3].

Les économistes nous ont habitués au caractère cyclique des crises, prolongeant le sens médical du verbe grec krinein (qui signifie « juger »). Ainsi, les spécialistes du management considèrent la crise comme une « perturbation qui affecte la totalité du système physique et menace ses fonctions de base et ses centres existentiels ». En science politique, différents auteurs se sont attachés à préciser les dimensions essentielles de la crise, telles qu’un sentiment d’incertitude et de dépendance à l’égard de variables exogènes, l’impression de disposer d’une faible capacité à anticiper l’impact (le risque), la dimension du phénomène (sa magnitude), le coût de l’inaction (l’urgence), le changement à venir à l’issue de la turbulence (Dobry 1986 ; Alterman 2002)

Mais on ne reconnaît guère à partir de ces critères la « crise française » du logement, qui dure étrangement et interroge la difficulté structurelle de la société à loger ses membres. Ainsi, la définition conditionnelle de Paul Ricœur (1988) nous semble ici plus utile : « il y a crise lorsque l’espace d’expérience se rétrécit par un déni général de toute tradition, de tout héritage, et que l’horizon d’attente tend à reculer dans un avenir toujours plus vague et plus indistinct, seulement peuplé d’utopies, ou plutôt d’uchronies, sans prise sur le cours effectif de l’histoire, alors que la tension entre horizon d’attente et espace d’expérience devient rupture, schisme ».

La rupture entre l’expérience présente, le passé et la promesse apparemment intenable de l’avenir est bien illustrée par les sondages sur les relations des Français au marché du logement aujourd’hui. Ceux-ci expriment une rupture générationnelle entre parents et enfants dans l’accès au parc résidentiel, un blocage des mobilités résidentielles par crainte des difficultés économiques, la peur même de ne pouvoir supporter encore longtemps le coût d’un loyer ou d’un prêt immobilier (Bigot et Hoibian 2009). Mais cette « crise » est-elle générale, concerne-t-elle l’ensemble des segments du parc et tous les types de populations ?

Une crise avant tout locative

Sur un plan quantitatif, la pénurie est bien identifiée puisque les besoins sont estimés entre 500 000 et 800 000 logements, dont la moitié de logements sociaux (Jacquot 2002 ; Mouillard 2007). Mais ces estimations se fondent sur des variables exogènes mal connues, comme le renouvellement du nombre de ménages, issu des mouvements de décohabitation familiale de jeunes, les divorces, les séparations, ainsi que le solde démographique.

Le contenu de la crise, quant à lui, est bien connu. De 2000 à 2010, l’indice du prix des logements a augmenté de 107 % alors que les revenus ne se sont accrus que de 25 % ; le logement représente désormais près de la moitié des dépenses des ménages français les plus pauvres (premier décile) et un quart des dépenses de l’ensemble des ménages, sans tenir compte du coût des transports, souvent important lorsqu’il faut s’éloigner pour trouver un prix adapté (Arnault et Crusson 2012). De même, l’habitat social, qui représente 17 % du parc total de logement, peine à répondre aux besoins des populations pauvres. Depuis 2000, la demande a doublé pour atteindre plus d’un million de ménages sur les listes d’attente du logement social. Alors que le budget de l’État prévoit de construire depuis les années 2000 une moyenne annuelle de 350 000 logements, dont 120 000 logements sociaux, l’accession à la propriété mobilise l’essentiel des efforts. Depuis trente ans, la part du parc locatif privé tend à diminuer, malgré les efforts récurrents de l’État pour soutenir l’investissement privé, notamment par des dispositions de défiscalisation.

L’identité des ménages concernés est aussi bien documentée. La définition de « l’habitat indigne » donnée par la loi du 25 mars 2009 [4] concernerait 600 000 logements, soit un million de personnes. Ce chiffre est minimal car on sait aussi que le parc ancien construit avant 1948 (un tiers du parc total) peut être qualifié de « passoire thermique », et qu’y vivent près de quatre millions de ménages en difficulté de paiement. De la même façon, la présence de plomb dans les peintures de logements anciens concerne 878 000 logements, où le risque de saturnisme infantile est réel [5]. Mais ces exemples illustrent les difficultés de repérage de l’habitat indigne, sachant qu’en temps de pénurie, les arrangements entre particuliers prennent le pas sur les normes d’hygiène que les pouvoirs publics peinent à faire respecter. La location de caves, de placards, de parkings, d’anciens locaux commerciaux aux fins d’habitation existe dans les villes aux marchés immobiliers tendus, et persiste grâce à la complicité tacite des parties prenantes, y compris des locataires qui n’ont pas d’autres alternatives.

Les populations rejetées par le marché et les secours institutionnels durables échouent dans ces infra-marchés. Selon la Fondation Abbé Pierre, 685 000 personnes (dont 133 000 individus vivant à la rue) sont privées de domicile personnel et ne disposent que d’hébergements d’urgence temporaires, de chambres d’hôtel ou d’habitations de fortune (cabane, camping, mobile home…). À ces personnes rejetées par le marché officiel, on peut ajouter celles qui sont partiellement acceptées dans le cadre de baux très précaires d’un an seulement, c’est-à-dire louant des appartements meublés (173 000 personnes) ainsi que celles qui n’ont droit qu’à la partie la plus dévalorisée du parc de logement, sans confort ou exigus (2,8 millions), sans oublier celles qui sont logées par des tiers, famille, amis ou relations (411 000) (Fondation Abbé Pierre 2013). Toutes ces situations précaires et fragiles, y compris celles des gens du voyage ayant difficilement accès à des aires d’accueil aménagées (72 000), renvoient à des mécanismes de tri résidentiel, et de mise à distance de ces populations de la part des bailleurs publics et privés ainsi que des institutions.

Les mal-logés invisibles

Au portrait alarmiste des situations vulnérables, on oppose volontiers les arrangements que les ménages développent pour lutter contre la crise, notamment dans les grandes villes mondiales frappées par la crise du logement cher. Ainsi, la presse se fait souvent écho des formules astucieuses, des « bons plans » démontrant la capacité et l’intelligence des individus (notamment colocataires et sous-locataires) se confrontant au marché (d’une émission de Daniel Mermet « Paris, valise à roulette », à Télé Star en passant par Rue89 et la presse hebdomadaire [6]).

Ainsi, on dénombre en France 2,5 millions de personnes en situation de colocation soit 3,7 % des ménages allocataires de la Caisse d’allocations familiales et 7 % à Paris [7]. Cette formule permet, moyennant un budget limité, de louer à plusieurs un grand appartement ou une maison, de bénéficier d’une certaine mutualisation des coûts d’entrée (caution) et de gestion (eau, électricité, mobilier...). Les étudiants, les jeunes actifs, les personnes divorcées ou veuves, les personnes âgées sont majoritaires parmi les colocataires. Néanmoins, l’absence de cadre juridique précis les fragilise, car ils ne peuvent anticiper le départ d’un des membres ou son insolvabilité, notamment lorsqu’aucune clause de solidarité n’a été prévue.

On peut aussi ranger dans la même catégorie la cohabitation intergénérationnelle, qui représente une offre potentielle de deux millions de logements émanant de personnes âgées en situation de sous-peuplement (après départ des enfants et du conjoint) et une demande éventuelle de 250 000 jeunes en difficulté de logement (dont 50 000 en Île-de-France). Bien que la contractualisation et le partage des risques semblent plus facilement mis en œuvre, la formule conduit, malgré certains avantages, à une piètre qualité d’habitat (Barry et al. 2010). Celle-ci se rapproche de la location de chambres chez l’habitant, formule qui associe la demande étudiante et les ménages soucieux d’alléger leur propre effort financier. Il s’agit parfois de pièces indépendantes ayant leur propre entrée (telles les anciennes chambres de domestiques), mais aussi de pièces à l’intérieur du logement. Souvent louées meublés, elles confèrent à l’occupant, sinon un accord verbal, un bail précaire d’un an seulement (616 000 personnes, dont 85 000 à Paris) [8], inscrivant le rapport social locatif dans une forme de dépendance proche de l’hébergement (Lévy-Vroelant et Barrère 2012).

Enfin, la précarité est aussi le lot des sous-locataires (19 000 ménages dans l’enquête logement 2006 de l’Insee, dont à peine 2 % à Paris). La sous-estimation du phénomène est probable, si l’on en juge la demande de logement temporaire présente sur de nombreux sites internet. Elle peut concerner le tourisme, des demandes de court séjour pour des stages ou des études, mais aussi des ménages qui remplissent difficilement les conditions financières (un mois de caution, une situation professionnelle stable tranquillisante pour les compagnies d’assurance à défaut d’une caution familiale). Bien que la sous-location soit soumise à l’accord du bailleur, elle est souvent pratiquée par des locataires en titre qui sont eux-mêmes à la limite de la solvabilité. Ainsi, les sous-locations à temps partagé à Paris (lorsque le locataire travaille dans une autre ville pendant la semaine ou le week-end ou encore la nuit) représenteraient les trois-quarts des offres de sous-locations en France [9]. Cette demande précaire, mal connue, recoupe en partie la location saisonnière, formule juridique qui non seulement autorise une location moins contraignante en termes de normes d’habitabilité (surface) mais est aussi mal mesurée sur le plan statistique. Ces 300 000 logements, occupés occasionnellement pour des raisons professionnelles selon l’Insee (par exemple, un pied-à-terre professionnel d’une personne qui ne rentre dans sa résidence principale qu’en fin de semaine), sont souvent regroupés avec les résidences secondaires et représentent 9 % des logements en France et 6 % à Paris. Mais ils sont aussi certainement très sous-évalués.

Toutes ces formules de logement présentées dans ce court inventaire concernent des populations précaires sur le plan de l’emploi, ayant le souci d’une localisation optimale à moindre coût, dans la zone centrale des grandes villes, et donc souvent dans un parc de logements anciens. Elles sont ainsi particulièrement vulnérables au contexte contemporain de redistribution sociale qui affecte les villes (rénovation, gentrification…), et à la nature du parc immobilier occupé. Leur fragilité est encore augmentée par des dispositifs d’insertion professionnelle, qui tendent à prolonger le provisoire et la précarité sur des temps plus ou moins longs.

Ces procédés limitent aussi l’appropriation personnelle de l’espace : comme dans les hôtels meublés où il est interdit de cuisiner dans les chambres, il est difficile d’apporter ses meubles dans des logements auxquels on accède dans un temps et/ou un espace partagés. Si l’on pourrait se féliciter hâtivement de ces formes de coopérations, les rapports locatifs ou sous-locatifs qui s’instaurent avec ces formules n’en inventent pas moins des nouveaux types de contrats, fragilisant le maintien dans les lieux et dans lesquels la puissance publique peine à s’immiscer [10].

Une crise collective du droit à l’habitat

Il est encore trop tôt pour désigner les perdants ou les gagnants de ces nouveaux cadres. Mais le discours de crise qui consiste à présenter ces nouveaux types de locataires, colocataires ou sous-locataires comme des stratèges, résistant ingénieusement à « la crise » interroge. Selon ce discours, ces héros des temps modernes, loin d’accroître la longue liste des demandeurs de logement social, accepteraient avec dynamisme l’écart grandissant entre leur expérience quotidienne et leur attente d’un « vrai logement », au sein duquel ils pourraient pleinement s’approprier l’espace qui les abrite. Ils feraient même vertu de leurs mauvaises conditions de vie.

Certes, ce discours n’empêche guère l’État d’inciter à la construction pour répondre à la demande. Mais, d’une part, les enjeux se sont relocalisés à l’échelle communale ; d’autre part, les stratégies locales consistent de plus en plus à raisonner en termes de flux plutôt qu’en termes de stock, ce qui fragilise la seule réponse quantitative émanant de l’État (Fijalkow et Lévy 2012). Face à cette difficulté, un discours émergent, dont nous avons montré les limites, fait de « la crise » une entité s’imposant et se reproduisant elle-même, touchant toutes les catégories sociales et les situations résidentielles, imposant à l’individu d’être un acteur, pouvant même devenir un régulateur en se retirant du marché officiel. On rejoint ici un classique de la rhétorique néo-libérale fondée sur la responsabilisation de l’individu face au marché et légitimant le désengagement des pouvoirs publics. Au nom de « la solidarité face à la crise », ce discours tend à justifier les sacrifices d’un « individu abstrait » en termes de confort d’habitat... Nos gouvernements successifs n’ont-ils que ce type de réponse individuelle à court terme à proposer aux jeunes, étudiants ou travailleurs dont l’insertion professionnelle est de plus en plus tardive, ainsi qu’aux presque 700 000 personnes sans domicile personnel ? La crise est peut-être moins dans les chiffres que dans l’absence d’une mobilisation collective réclamant, outre le droit au logement, un véritable droit à l’habitat.

Bibliographie

  • Alterman, R. 2002. Planning in the Face of Crisis. Land Use, Housing and Mass Immigration in Israel, Londres : Routledge.
  • Arnault, S. et Crusson, L. 2012. « La part du logement dans le budget des ménages en 2010. Alourdissement pour les locataires du parc privé », Insee Première, n° 1395, mars.
  • Barry, H., Douchet, A., Fourny, I., Lescieux, A. et Salingue, J. 2010. « Le logement intergénérationnel : évaluation de l’offre et de la demande potentielle, rôle des politiques publiques », Dossier d’études de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), n° 132, septembre.
  • Bigot, S. et Hoibian, S. 2009. « Les difficultés des Français face au logement », Cahier de recherche du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CRÉDOC), n° 265, décembre.
  • Dobry, M. 1986. Sociologie des crises politiques, Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
  • Fijalkow, Y. et Levy, J.‑P. 2012. « Les politiques du logement face à une double contrainte : traitement social ou régulation par l’offre ? », Pouvoirs locaux, n° 94, p. 71‑77.
  • Fondation Abbé Pierre. 2013. L’État du mal-logement en France. 18e rapport annuel.
  • Jacquot, A. 2002. « La demande potentielle de logements. L’impact du vieillissement de la population », Insee Première, n° 875, décembre.
  • Lévy-Vroelant, C. et Barrère, C. 2012. Hôtels meublés à Paris, enquête sur une mémoire de l’immigration, Grâne : Créaphis, collection « Lieux habités ».
  • Mouillart, M. 2007. « Des besoins durablement élevés », Constructif, n° 18, novembre.
  • Mathieu, G. 1965. Peut-on loger les Français ?, Paris : Seuil.
  • Ricœur, P. 1988. « La crise, un phénomène spécifiquement moderne ? », Revue de théologie et philosophie, n° 120, p. 1‑19.
  • Sellier, H. 1921. La crise du logement et l’intervention publique en matière d’habitation populaire dans l’agglomération parisienne, Paris : Office public d’habitations à bon marché du département de la Seine (OPHBMDS).
  • Topalov, C. 1995. Le logement, une marchandise impossible, Paris : Presses de la Fondation des sciences politiques.

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Pour citer cet article :

Yankel Fijalkow, « La « crise du logement » n’est pas (seulement) celle qu’on croit », Métropolitiques, 17 juin 2013. URL : https://metropolitiques.eu/La-crise-du-logement-n-est-pas.html

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